Lettre à mon opticien (5) – Solia et les lunettes magiques


Solia souffrait d’un sérieux problème d’apprentissage. Sa mémoire était essentiellement auditive et non visuelle comme celle de la plupart de ses camarades d’école. Quand elle essayait d’apprendre quelque chose ou de lire un texte dans un manuel scolaire, tous les mots et les phrases dansaient dans son cerveau formant un salmigondis de concepts parfaitement incompréhensibles. Parfois, cette difficulté la dérangeait à tel point que sa santé s’en retrouvait fortement affectée et  qu’elle avait l’impression d’avoir été l’objet d’un mauvais sortilège. Elle avait toutes les raisons de penser ainsi, car le début de son histoire de vie ressemblait étrangement à celle de Cendrillon. Elle avait passé la plupart de son temps, au retour de l’école quand elle pouvait y aller, à nettoyer, frotter, ripoliner la maison pour sa belle-mère, comme une souillon,  alors que ses demi-frères et sœurs plus jeunes qu’elle jouissaient de tous les traitements de faveur et étaient envoyés dans les meilleures écoles. Son outil principal n’était pas une plume réservoir ou un ordinateur portable, mais une serpillière. A force de devoir faire le ménage presque jour et nuit et de servir les autres, en l’absence de son père qui voyageait beaucoup, elle ne parvenait pas à faire ses devoirs. Ceci s’ajoutant à son handicap d’apprentissage avait rendu son parcours scolaire très scabreux et minimaliste. Il n’était pas vraiment irrationnel de penser que sa vilaine belle-mère avait fait un acte de magie pas tout à fait blanche visant à la déposséder de  certains des merveilleux talents et potentiels que l’univers lui avait attribués et qui faisaient défaut à ses propres enfants. 

Un jour elle vit au bord d’un lac un serpent et cette rencontre insolite lui donna à comprendre qu’elle se trouvait sans doute à la veille d’une transformation, tel le reptile qui mue et change de peau. Alors elle décida d’attaquer le problème de front et d’écrire à l’opticien du bourg où elle vivait afin de lui demander s’il n’existait pas dans son assortiment une paire de lunettes particulières ou du moins des lentilles spécialisées favorisant la mémoire visuelle, celle qui lui faisait tant défaut et qui constituait un obstacle de taille dans son chemin d’apprentissage. Dans sa lettre, elle se répandait en salamalecs maladroits par manque d’habitude d’écrire des missives officielles. Il eut été plus simple de se rendre chez l’opticien en question pour lui parler directement, mais elle n’avait pas osé tant elle craignait qu’il ne trouve sa demande farfelue, et se moque d’elle devant les autres clients. 

Toutefois, l’homme était non seulement très sympathique, mais aussi très empathique. Emu par l’histoire de Solia, il décida de créer les lentilles magiques qui favoriseraient l’apprentissage de la jeune fille, tout en révélant en elle sa mémoire visuelle. Comment s’y prit-il ? Personne ne le sait vraiment. Mais toujours est-il qu’il fit livrer gratuitement une paire de lunettes à la monture en bois éthique à Solia. Et que grâce à ces dernières, elle parvint à reprendre des études, et à se libérer de l’emprise de sa terrible belle-mère. 

Elle put enfin révéler à son père les mauvais traitements dont elle était l’objet, et ce dernier se sentant terriblement coupable d’avoir négligé sa fille, lui promit de la soutenir dans sa démarche.  Dans cette histoire où tout finit plutôt bien, il semble même que Solia réussit à faire médecine. Elle devint une femme médecin empathique et clairvoyante… grâce aux fameuses lunettes…

Isabelle Daulte

©Isabelle Daulte, Café aux Lettres du 25 juillet 2018. Mots-clés: Serpent, serpillière, sortilège, santé, souillon, sympathique, salamalecs, salmigondis. Thème : Lettre à mon opticien

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