Surréalisme suisse, une grande exposition au Kunsthaus d’Aarau


Surréalisme suisse. Si, pour certains, la juxtaposition de ces deux termes tient de l’oxymore, c’est que l’esprit contestataire de l’un paraît difficilement compatible avec l’autosatisfaction de l’autre. Mais c’est aussi parce que la plupart des protagonistes helvétiques du mouvement ont sombré dans l’oubli, souvent éclipsés par les vedettes parisiennes. Car l’histoire de l’art moderne a longtemps été écrite depuis la France, et la Suisse, comme beaucoup d’autres, s’en est trouvée marginalisée. Pourtant, Dada avait préparé le terrain à Zurich, où Hans (dit aussi Jean) Arp avait conquis la célébrité. Klee fut une source d’inspiration importante pour les amis de Breton, comme l’a montré avec brio une exposition à Berne en 2016. Et Alberto Giacometti est considéré comme un pionnier de la sculpture surréaliste. Mais qui connaît encore, dans le “grand public”, les noms d’Otto Abt, Serge Brignoni, Ernst Maas, Max Von Moos, Werner Schaad, Kurt Seligman, André Thomkins, OttoTschumi, Gérard Vulliamy ou Walter Kurt Wiemken par exemple ? On constatera d’ailleurs qu’un seul d’entre eux est mentionné dans la liste de Wikipedia, pourtant très fournie, des personnalités du surréalisme ! La contribution suisse n’est pourtant pas des moindres dans le panorama européen, voire mondial du mouvement. Le grand mérite du Musée d’Aarau est de rappeler, par une exposition spectaculaire et passionnante, la richesse d’un courant important qui n’avait plus fait chez nous l’objet d’une exposition depuis près de quarante ans ans. 

Mais qu’est-ce que le  surréalisme ? On pourra discuter à l’infini pour savoir qui appartient, ou non, au mouvement. Sans vouloir entrer ici dans la question épineuse des définitions, qui furent dès le début objet  de polémiques et de querelles de chapelles, on rappellera que le pape André Breton, auteur des fameux manifestes, n’a lui-même jamais cessé de recruter ni d’excommunier. Déjà au sein du groupe parisien se manifestent diverses tendances, des poétiques et des pratiques souvent divergentes, dont le dénominateur commun est d’abord l’anticonformisme et l’opposition à une rationalité comprise comme bourgeoise et réactionnaire. Le pluralisme stylistique de ces artistes témoigne dès l’origine d’une tension entre deux pôles, figuration et abstraction, qui traverse toutes les avant-gardes du XXème siècle. C’est ainsi qu’onirisme et réalisme, langages organique et géométrique, informel et constructiviste ont pu coïncider dans un même mouvement, dont l’extension se traduira bientôt par la multiplication d’étiquettes apparentées, comme “réalisme magique”,”Neue Sachlichkeit”, “nouveaux réalismes”, etc 

Existe-t-il un “surréalisme suisse” ? La même diversité régnant chez nous, Il vaudrait mieux dire surréalisme en Suisse. Car l’unité de cette nébuleuse aux frontières poreuses est aussi problématique que celle de la culture, voire de l’identité suisse. Divers groupes, comme Abstraction-création, Groupe 33 ou Allianz, ont pu tisser des relations, parfois ambigües, avec le surréalisme originel. Si nombre de leurs membres sont passés par Paris et y ont noué des contacts, cela ne les a pas empêchés de trouver leur propre voie et de développer des créations originales. Les foyers se situent principalement à Bâle, Zurich et Lucerne, voire à Paris ou New York. Le mérite de l’exposition est d’avoir ratissé large, depuis les pionniers jusqu’aux héritiers, des années 1930 jusqu’à nos jours, l’actualité du mouvement étant ici illustrée par Pipilotti Rist, Ugo Rondinone, Daniel Spoerri ou Not Vital, entre autres.

C’est cette diversité que reflète l’accrochage. Pas moins de 69 d’artistes sont exposés à Aarau ! On reste ébahi devant un telle profusion, où l’on aurait de la peine à repérer des lacunes, comme celle peut-être du bâlois Niklaus Stoeckllin, qui flirta lui aussi, mais de loin, avec l’esthétique surréaliste. 380 numéros au catalogue rassemblent peintures, gravures, dessins, livres, photographies, sculptures et objets divers dans un joyeux babel iconographique, où se côtoient les registres onirique, satirique, ironique et polémique. La richesse et le foisonnement de l’ensemble auraient put faire craindre une certaine confusion. Il n’en est rien, et loin d’illustrer le dicton “qui trop embrasse, mal étreint”, l’organisation exemplaire de l’exposition s’impose dans une structure cohérente, lisible et convaincante.Après une introduction sur le contexte de l’entre-deux-guerres, centrée sur la “Landi” et les décorations de Hans Erni, on traverse des sections consacrées aux techniques mises en œuvre, au hasard et à l’automatisme, au corps humain, aux masques, aux hybrides et hommes-machines, aux paysages intérieurs, à la guerre et à la mort, à la nuit et ses rêves, aux objets surréalistes, aux divers éléments, ainsi qu’aux macrocosmes et microcosmes.

L’organisation thématique fait que l’on retrouve certains noms dans plusieurs des 16 salles du parcours. Les dames sont à l’honneur, au nombre de 17. A côté des vedettes, comme Meret Oppenheim, Germaine Richier, Sophie Täuber-Arp ou Niki de Saint Phalle, le profane pourra admirer les talents d’Isabelle Waldberg, Eva Wipf, Sonja Sekula ou Valérie Favre par exemple.Que de découvertes ! Chez les hommes également, Arp, Giacometti, Klee, Le Corbusier, Makus Raetz ou Jean Tinguely sont escortés par une pléiade d’artistes moins connus mais pas moins intéressants. Quant à la rareté des Romands, elle semble s’expliquer par le climat plus réactionnaire ici qu’outre-Sarine. Seuls sauvent l’honneur le genevois Jean Violllier, surréaliste éphémère, et la photographe lausannoise Henriette Grindat, qui fut admirée par Breton. On regrettera peut-être l’absence de Steven-Paul Robert, dont  la brève période parisienne aurait justifié la présence.

Pédagogie et mise en scène sont ici des modèles du genre. Un précieux cahier  de 12 pages, gratuit et disponible en 3 langues, est distribué à l’entrée. Quant à l’excellent catalogue, véritable somme de plus de 400 pages avec 393 illustrations, édité par le commissaire Peter Fischer, il contient des notices biographiques détaillées de tous les artistes et fournit un précieux  instrument de travail.

L’exposition sera montrée à partir du 9 février 2019 à Lugano, au Museo d’arte della Svizzera italiana (MASI). Mais l’on ne peut que regretter qu’aucun musée de Suisse romande n’e l’ait attrapée au vol ! Il ne vous reste donc qu’à prendre le train pour Aarau, d’ici au 2 janvier …

Philippe Junod

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