“Si vous n’ouvrez pas votre magasin immédiatement, je vous coffre pour rébellion!”


PAR EMILIE SALAMIN-AMAR

-Ouvrez! Ouvrez! Si vous n’ouvrez pas votre magasin immédiatement, vous serez amendable. Ceci est le dernier avertissement!

-Mais, il n’est que 5 heures du mat’! J’ai sommeil… J’suis crevé… Ouvrez! Fermez! Faudrait savoir ce qu’ils se veulent du haut du donjon. Vous êtes sûr que je peux ouvrir?

-La publication officielle de la Confédération était pourtant claire. Tous les magasins doivent rester ouverts dès potron-minet jusqu’à minuit afin de relancer la consommation.

-J’ai du mal à comprendre, je ne vends que des salopettes et des bleus de travail. Et actuellement le secteur de la construction est arrêté vu la pénurie de béton sur le marché.

-Mon pauvre ami, cela fait belle lurette que les salopettes ne sont plus réservées aux ouvriers du bâtiment. C’est devenu un costume de scène, le showbiz s’en est emparé.

-Eh bien, plus forte raison, le secteur des loisirs est sinistré, y’a plus de concert, de spectacle, les cinémas sont fermés. Je ne vois pas quel artiste pourrait venir m’en acheter une! Et puis, Coluche n’est plus là! Lui, il en portait. Nous sommes d’accord pour une fois.

-Ah, vous faites allusion à cet humoriste… Je le revois dans sa salopette rayée lorsqu’il était sur scène. Il avait tendance à se moquer de tout et de tous. Son verbe était acerbe, parfois même méprisant, un tantinet vulgaire, mais surtout moqueur. Avant de nous quitter pour aller dans je ne sais quel monde, il nous a laissé les restos du cœur.

-Que dirait-il de ce qui se passe de nos jours? Il s’est soucié de ceux qui avaient faim, que ferait-il contre ces atteintes à la liberté qui sévissent dans le monde ces derniers temps?

-Vous vous posez des questions auxquelles personne n’a de réponse. Pure gesticulation verbale qui ne mène nulle part… A quoi bon? Mettez toute votre énergie sur la vente.

-Peut-être, c’est votre point de vue, mais ce n’est pas ce que l’on dit, sur Radio vocifère…

-Vous osez critiquer les décisions de la Confédération? Attention, un mot de plus et, je fais un rapport. Ca peut vous mener à la saisie, que dis-je, à la confiscation de votre boutique. Vous feriez mieux de vous méfier des fadaises diffusées sur certaines radios périphériques.

-C’est ça, et je me retrouverai sur la paille. J’aurai plus qu’à aller rejoindre les anciens commerçants du centre-ville qui squattent la salle communale la nuit. Ils ont tout perdu.

-Arrêtez de vous identifier à ces pauvres bougres. Des fainéants, des profiteurs. Vous avez tendance à faire des amalgames. Je pourrais vous verbaliser pour complotisme aggravé.

-L’image de ces pauvres diables me hante, j’en ai perdu le sommeil. Alors, comment voulez-vous que je sois frais et dispos de bon matin pour ouvrir ma boutique?

-C’est la raison pour laquelle nous veillons au grain. De plus, je remarque que vous n’avez pas encore commencé la décoration de votre vitrine alors que nous sommes à un mois de Noël. Demain matin, je veux voir au moins un signe de bonne volonté de votre part. Sinon, je me verrai dans l’obligation de le signaler dans mon procès verbal.

-D’accord… Une couronne de gui et de houx suffira pour l’ornement de ma porte?

-Ce sera un bon début. Puis, vous rajouterez des guirlandes, des boules, des branches de sapin et des rampes de lumières multicolores. Il faut savoir attirer le badaud comme les papillons piégés par la clarté d’une lampe. Soyez inventif si vous voulez vendre.

-C’est ça, et le papillon, c’est qui? C’est bibi! C’est moi qui me fais brûler les ailes avec votre obligation de lever le rideau aux aurores. A vrai dire, je ne suis obligé de rien. C’est ma boutique, et si j’avais envie de mettre la clé sous la porte? Hein? Quoi? J’en ai le droit! Nous sommes en démocratie il me semble. A moins que les choses aient changé durant mon sommeil? Et puis, d’ailleurs, qui voudra acheter des salopettes à présent? Nous sommes en hiver et moi, j’ai toujours ma collection printanière invendue, sans parler du stock d’été, des shorts en toile de lin et des marcels de couleurs acidulées. J’vais vous dire, j’ai refusé de réceptionner la collection d’hiver, que des polaires molletonnées. Le fabricant m’a mis en poursuite. Et je m’en moque royalement! Si vous saviez comme je m’en fous! Et puis, Noël ou pas Noël je ne décorerai pas ma vitrine. J’en ai ras le bol des ordres et des contre-ordres. Commerçant, c’est une profession libérale. Je suis libre, moi!

-Encore un mot, et je vous coffre pour rébellion. Et, estimez-vous heureux que je n’appelle pas l’ambulance pour vous interner en psychiatrie. Les ordres sont les ordres et on ne discute pas! Vous n’avez rien compris au système! C’est simple, s’il y a consommation, il y a croissance. Le bien-être de tous repose sur vos épaules. Allez, au boulot!

©2020 Emilie Salamin-Amar Editions Planète Lilou (Café aux Lettres de décembre 2020) Mots-clés: Publication, salopette, hanter, ornement, nuit, gesticulation, tendance. Thème: Lever de rideau (proposé par Carlo)

Illustration: Stephff

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