«Avez-vous une autorisation pour filmer ?» C’est la question, trompeuse, qu’ont posée des policiers municipaux de la Mairie de Paris à une journaliste italienne en train de préparer un reportage : des migrants ont élu domicile sous les tabliers d’un tronçon aérien du métro parisien. Et leur présence nuit à la renommée de «la plus belle ville au monde».
PAR YANN LE HOUELLEUR, à Paris
(Cet article est une version plus complète et détaillée d’un paru dans l’édition 47 de Franc-Parler, un journal numérique, édité dans le département des Hauts-de-Seine.)
La journaliste italienne Eugenia Fiore se souviendra longtemps d’un reportage à Stalingrad (19ème arrondissement). Travaillant pour la chaîne Mediasiete, Eugenia Fiore recueillait des informations et des témoignages sur la situation des clandestins qui se sont installés dans ce quartier et dont la plupart consomment du crack en quantité industrielle. Qu’elle ne fut pas sa stupéfaction lorsque des policiers municipaux l’abordèrent et lui firent savoir qu’elle n’avait pas l’autorisation requise pour interviewer des migrants abandonnés aux aléas de la rue après avoir rêvé d’une vie… rêvée dans l’un des pays considérés comme l’un des plus riches de la planète.
La France est un pays dont la prospérité apparaît toujours, effectivement, comme en trompe l’œil. Un mirage, même, dans un monde où presque plus rien ne s’obtient par miracle. Et ce qui surprend le plus est que la France, soucieuse de conserver les fondements d’un système social généreux à loisir, n’a plus les moyens d’entretenir son si enviable système social. Quelles que soient les couleurs politiques en vigueur dans un quelconque pays, il faut pouvoir s’appuyer sur une industrie solide et conquérante pour aller de l’avant. Or, qu’apprend-on à la lumière d’une récente statistique : sur les cinq-cents plus importantes entreprises de la planète, 24 sont constituées de capitaux français contre 42 à la fin des années 1990. Pendant cette période, l’Allemagne a conquis deux places supplémentaires, devançant désormais la France.
Record de faillites
Or, que viennent faire en France les migrants qui ont bravé les fureurs, les hystéries imprévisibles de la météo et des océans alors que certains d’entre eux exerçaient, chez eux, des professions indispensables au développement de leur propre pays ? N’oublions pas qu’une industrie en pleine expansion, celle des narcotrafiquants, cherche à recruter de la main d’œuvre à bon marché. Et ces hommes et femmes, mais aussi à notre plus grand désespoir d’innocents enfants, sont dans le collimateur de telles mafias dont on connaît la capacité de nuisance.
Cette débandade française est au cœur du débat qui fait rage depuis relativement peu de temps : l’appauvrissement de la seconde économie européenne. La France est asphyxiée par une fiscalité vorace qui détruit non seulement le tissu industriel (dorénavant, 10 % du PIB) mais qui provoque aussi un record de faillites parmi les artisans et les petits commerçants à l’instar des bouchers, des pâtissiers, des primeurs, etc.
Autre contradiction bien française : l’Hexagone semble avoir misé trop massivement dans le tourisme (pas loin de 10 % du PIB) au détriment d’autres activités. Certes, la France est le pays européen qui jouit de la plus forte cote de popularité en la matière. Mais il suffirait d’une soudaine série d’attentats, d’un accroissement soudain des attaques au couteau promulguées par des islamistes radicaux pour que tout un pan supplémentaire de l’économie – en l’occurrence l’industrie touristique – ne s’écroule, causant l’écroulement d’un château de cartes…
Et pour se convaincre de la cohabitation à certains égards si risquée entre la pépite touristique et les laissés pour compte de la précarisation de tant de métiers, rien ne vaut – sans doute – une incursion, sitôt la nuit tombée, dans un lacis de rues hyper-animées, aux abords du boulevard Saint Germain, plus particulièrement la rue de Buci, où des restaurants affichant un maelström de stores bariolés de couleurs tantôt vintage tantôt toniques. Et la carte des prix est des plus épicées : comptez douze euros, pour un cocktail à base de fruits.
Poésie et dessins
Transition pour le moins tranchante. Puissent les lecteurs d’Infoméduse me pardonner de glisser d’un volet économique à des préoccupations d’un tout autre ordre: la poésie et le dessin. Lorsque s’enfuit l’été, un sentiment confus de joie et d’anxiété mêlés m’assiègent. Rien de plus beau que les tonalités éphémères de l’automne, cette flamboyance avant la déliquescence. Les dernières caresses d’un soleil soudain plein de mansuétude. C’est facile de dire les choses ainsi quand on la chance de bénéficier, tout au moins pendant l’hiver, d’un toit sur la tête !
Ce qui est un pincement au cœur, pour les artistes à l’approche de la mauvaise saison, correspond à une immense morsure intérieure pour les centaines de gens qui vivent à la rue. Parfois, même, on ne les repère que difficilement. Certains sont si bien habillés, si « propres sur eux » qu’on les croirait en passe de dormir entre quatre murs. C’est le cas de ce monsieur, barbe impeccablement rasée, élégamment vêtu (avec chemise blanche), chapeau melon sur le crâne, qui se promène toute la journée en compagnie de son caddie dans les rues les plus huppées de la capitale.
Un soir, je l’ai surpris en train de se pourlécher les doigts après les avoir plongés dans une poubelle où s’entassaient des aliments.
Claude, quant à lui, est le mendiant le plus renommé d’une rue très « haut de gamme ». Toutes sortes de légendes courent au sujet de cet homme de 45 ans qui avouait vingt ans de vie émiettés dans les rues.
Boxe avec des adversaires invisibles
Pour certains, il aurait tué un parent ; pour d’autres il aurait perdu son fils dans des circonstances tragiques. J’ai fait sa connaissance en 2017 : il était toujours bourré, se procurant de la bière par tous les moyens imaginables. Mais il était réputé gentil et les serveurs des restaurants du quartier lui refilaient tous des cigarettes ainsi que de quoi calmer sa faim.
Quand Claude était trop défoncé, il se mettait torse nu (très musclé) et il commençait à boxer avec des adversaires invisibles. La légende voulait, aussi, qu’il eût fait de fréquents séjours derrière les barreaux.
Au fil des mois, son visage s’amaigrissait, les traits de son visage se durcissaient, sa barbe blanchissait à vive allure et le pire, c’est quand il m’a avoué qu’il venait de prendre sa première dose de crack. Après, je n’ai pas revu Claude qui me disait souvent : «J’aime tes dessins, ils me font plaisir.»
Aucun espoir de trouver un boulot, de s’élever dans la société quand on a décroché. Je ne sais pas même si les SDF avec lesquels je discute ont un titre de séjour valide on non. Mais ce qui m’énerve, c’est quand on fait croire que la France est un pays qui donne toutes ses chances au premier venu. Cela crée des espoirs et des tensions nocifs. Est-ce une vie digne que d’avoir comme perspective de coucher tous les soirs à la belle étoile ? Non, ce sont des caprices d’intellos qui oublient, trop souvent, que parmi les gens les plus maltraités en France il y a des retraités incapables de se nourrir décemment et des chefs d’entreprise qui, s’ils commettent le moindre faux pas, sont broyés par leurs débiteurs et par les huissiers.
D’abord, nous devons trouver les moyens de créer de la richesse collectivement. Ensuite, la répartir équitablement entre tous plutôt que de créer des fonds d’aide à des pays en train de guerroyer. Aujourd’hui, en France, comme dans tant de pays, nul ne peut garantir qu’il ne dormira pas un jour dans la rue.
Voici le peu enviable sort réservé à la France : nous sommes des millions à éprouver des bouffées d’angoisse comme si nous n’avions plus le droit de croire en un bonheur durablement acquis.




