Dans un témoignage qui s’apparente à de véritables Mémoires, Jean Daniel Ruch, “petit paysan jurassien” comme il se définit lui-même, natif d’Eschert près de Moutier et qui a fait une carrière exemplaire au sein du DFAE, livre son parcours hors du commun dans un livre qui est un des best-seller de l’édition suisse cette année, fait plutôt inhabituel pour un ouvrage de relations internationales. Débutée à l’ODIHR à Varsovie, sa trajectoire s’est poursuivie au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en tant que conseiller de Carla Del Ponte, en passant par la Serbie, Israël et la Turquie, trois pays où il fut successivement ambassadeur de Suisse. Au long de ce très riche parcours, il a été associé de près aux acteurs principaux et aux crises majeures qui ont ébranlé le monde ces dernières années, soit les guerres des Balkans et l’imbroglio du Proche-Orient.
La question jurassienne, la leçon du poids de l’histoire
Dans une première partie qui est probablement une des plus éclairantes du livre, il relate ses années de jeunesse où il fut confronté, comme fils d’une famille pro-bernoise, à la question jurassienne avec tout ce que cela implique de tensions, de disputes, d’intolérance et d’antagonismes. Ces années “de braise” l’ont profondément marqué et l’ont conduit à une remise en question de ses certitudes initiales, qui a débouché à son ralliement à la cause des indépendantistes jurassiens.
L’enseignement principal qu’il retira de cette période de formation est que seule une connaissance détailée et approfondie des causes d’un conflit peut mener à une définition de politiques qui peuvent contribuer à mettre fin aux souffrances qui ont été engendrées. Le poids de l’histoire surdétermine donc les conflits et leur résolution, et c’est à la lumière de ce prisme qu’il analyse les crises des Balkans et du Proche Orient.
Au service de Carla del Ponte
Après un passage à Varsovie dans le team de Gérard Stoudmann, son “mentor”, alors directeur de l’ODIHR en 1997 (“Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme”) où il s’est familiarisé en particulier avec l’organisation et l’observation des élections, JD Ruch se retrouve à l’ambassade suisse à Belgrade, poste pour lequel il était le seul candidat, “mais le meilleur” comme le dit avec humour le responsable des RH du Département. Il arrive dans un pays en pleine ébullition qui finit par chasser Milosevic et sa bande au pouvoir. Cette période de remise en question du système voit la naissance de nombreuses ONGs progressistes (OTPOR, G17+, CeSID, etc.) et l’émergence de personnalités marquantes de l’opposition intellectuelle, comme Borka Pavicevic qui animait le Centre pour la décontamimation culturelle ou Natasha Kandic, qui fut notamment à l’origine de l’ouvrage de l’ODHIR publié à Moutier grâce à son intervention qui offrit une source essentielle sur les violations des droits de l’homme au Kosovo. JD Ruch sera comme un poisson dans l’eau dans ces milieux contestataires à cette époque de remous, les côtoyant et les aidant autant que possible, comme par le soutien octroyé à l’ONG CeSID qui monitorait le processus électoral qui a conduit à l’éviction pacifique de Milosevic et à l’élection surprise de Kostunica.
Cette première expérience serbe fut suivie par 4 années au service de Carla Del Ponte (1992-1995) en tant que “Conseiller politique” au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Naturellement, le lecteur curieux aurait voulu en savoir plus sur plusieurs des points mentionnés par l’auteur. Ainsi, il reconnaît que des tensions et des différents importants apparaissaient régulièrement au sein du petit groupe qu’il formait avec un expert russe et Florence Hartmann, correspondante du journal Le Monde et auteure d’une biographie de Milosevic, pour assister la procureure tessinoise. Ce triumvirat a eu une influence considérable sur le déroulement du procès, avec à la clef une condamnation de la majorité des accusés, en particulier les nombreux Serbes et Bosniaques. La collaboration avec les Albanais et les Croates a été plus laborieuse. Les Albanais défendirent leurs inculpés comme Thatchi et Haradinaj par la manière forte, en menaçant ou même en éliminant simplement les témoins censés éclairer le tribunal. Les Croates se montrèrent tout aussi intraitables. On a droit à une anecdote savoureuse au Vatican lors d’une visite ayant pout but l’arrestation du général Gotovina, ancien commandant des forces croates ayant reconquis la Krajina occupée par les Serbes et protégé par la hiérarchie catholique croate. Malgré tous les obstacles, le résultat de cette opération de justice pénale internationale, la première du genre depuis le procès de Nurenberg, a été jugée comme largement positive, même si tous les objectifs initialement recherchés n’ont pas été entièrement atteints.
En Israël et au Liban
A l’époque où il arrive en Israël, JD Ruch poursuit son travail inlassable de réseautage, passant même par le Liban pour saisir les dynamiques à l’oeuvre dans toute la région. L’ “Initiative de Genève” est déjà morte et ses chances de renouveau quasi-inexistantes. Les relations entre les parties sont alors particulièrement tendues. Avec une franchise qui lui est particulière et qui ne lui crée pas que des amis, il reconnaît que “je n’ai jamais rencontré de représentants d’un gouvernement israélien intéressé à la paix avec les Palestiniens” (p.121). Des liens sont aussi établis avec la partie palestinienne, notamment le Hamas, et plusieurs rencontres ont lieu entre les dirigeants de ce groupe extrémiste et d’autres avec l’ambassadeur de Suisse. Ce faisant, JD Ruch suivait les directives de Micheline Calmy-Rey, à une époque où on préconisait de ‘parler avec toutes les parties au conflit’ pour tenter d’établir un climat de confiance. A part la création d’une virulente antipathie contre lui, dans certains médias suisse-allemands et à l’UDC en particulier, ces rencontres pourtant prometteuses n’ont pas été plus loin. L’inimitié a aussi été pugnace de la part des Israéliens qui ont fait capoter sa nomination à un poste important aux Nations-Unies alors qu’elle était quasi-acquise, comme JD Ruch le révèle dans son livre.
Quand il est nommé à Ankara, il reprend son insatiable travail de réseautage, comme il l’avait fait en Serbie. Ce networking intense qui le conduit à fréquenter non seulement les sphères politiques et universitaires, mais aussi le monde culturel, médiatique et la société civile, lui sera très utile lorsque survient le terrible tremblement de terre dans l’est de la Turquie en juin 2022. A cette occasion, l’Aide humanitaire suisse intervient immédiatement et des tonnes de matériel parviennent en Turquie le jour même de l’annonce du séisme. Vu la situation sur place, un soutien logistique majeur est requis pour acheminer l’aide et le personnel engagé. Cette opération exemplaire n’aurait pas été possible sans l’engagement sans faille des acteurs impliqués, comme la Chaîne du Bonheur et le rôle central de coordination de l’ambassadeur, théoriquement en vacances à ce moment là.
L’affaire du Secrétariat d’Etat à la politique de sécurité
Sur ces entrefaites, la conseillère fédérale Viola Amherd fait appel à lui pour le poste nouvellement créé de Secrétaire d’Etat à la politique de sécurité. Peu de temps après sa nomination, il est démis avant même son entrée en fonction, sans qu’on en sache vraiment les raisons. La lecture de ce livre indique pourtant que JD Ruch était particulièrement bien préparé pour occuper cette fonction, avec une expérience indépassable de la gestion des crises au niveau international et une compétence managériale reconnue. Sa connaissance de l’histoire, des médias, des services secrets, du monde militaire et des relations internationales en faisait un candidat parfait. Il a d’ailleurs été recruté parmi plus de 40 personnes pour ce poste…
Ce destin n’est pas sans rappeler celui de Dick Marti, un autre brillant haut fonctionnaire fédéral, qui a aussi rédigé un livre de mémoires mémorable. Ce juriste confirmé et digne serviteur de l’Etat a représenté la Suisse sous le meilleur jour au Conseil de l’Europe et ailleurs et a défendu nos valeurs avec courage et abnégation jusqu’à mettre sa propre vie en danger. Quand il s’est retrouvé vraiment en difficulté, menacé par des mafieux serbes et kosovars, Berne n’a pas montré beaucoup de compassion ni de reconnaissance pour ce défenseur obstiné des droits de l’homme et de l’ordre juridique international.
Dans son récit, alliant la petite à la grande Histoire avec bonheur, l’auteur décrit les crises et situations complexes auxquelles il a été confronté de manière particulièrement claire, didactique et bien documentée, dévoilant le modus operandi de la politique suisse, avec la grande liberté d’action dont jouissent les diplomates helvètes sur le terrain. Il regrette toutefois les difficultés des Ambassades à avoir accès à des fonds pour financer des projets, notamment ceux – importants – de la DDC, qui restent largement inaccessibles aux diplomates. Comme il le dit sévèrement: “la DDC est une organisation obsolète”…
Un récit plein d’humour
On apprend par ailleurs certains éléments nouveaux, comme la demande d’internement de combattants ukrainiens détenus dans le complexe sidérurgique Azovstal qui comptait 1’500 combattants Ukrainiens après les combats de Marioupol. L’idée des médiateurs turcs était que la Suisse protège ces malheureux et les interne jusqu’à la fin du conflit, comme cela s’est fait à plusieurs reprises dans le passé, par exemple pour les 88’000 soldats de l’armée du général Bourbaki en 1871. A Berne, ce fut une abrupte fin de non-recevoir. Et comme on le sait, la plupart des internés n’ont pas eu d’autre choix que de se rendre.
Un autre fait inconnu du grand public est le projet de soutenir la création d’une usine de montage de démineurs en Ukraine, en collaboration avec la Fondation Digger de Tavannes dans le Jura-Sud natal de JD Ruch. Ce projet n’a jamais vu le jour faute de financement et de volonté politique à Berne, alors qu’il aurait pourtant été clairement une opération win-win.
Le style, à la fois simple et direct, est au service d’une argumentation nuancée. C’est aussi un récit plein de créativité stylistique et d’humour, bien loin des traités diplomatiques austères habituels. Un livre qui restera dans l’historiographie contemporaine de la diplomatie suisse et qu’on ne peut que recommander.
Pierre Maurer
Crimes et tremblements – D’une guerre froide à l’autre au service de la paix et de la justice, par Jean-Daniel Ruch, Favre, 2024.
Très bon article. Quand un diplomate règle certains comptes- pas toujours très reluisants- avec notre diplomatie.
Un grand Merci pour votre livre qui nous ouvre et éveille notre compréhension vision
nous nous étions rencontrés à Moutier en 2012 au café de la gare, je revenais de Cis-Jordanie.
Cordialement
Dominique Olgiati