Drame du Heysel, 40 ans déjà

PAR NADINE CRAUSAZ

En 1984, à 24 ans, je cumulais deux métiers : journaliste sportive et collaboratrice au contrôle des joueurs de l’Association suisse de football à Berne. Passionnée par le football, je suivais de près, comme beaucoup, l’épopée de Liverpool en Coupe d’Europe, en dépit du fait qu’Internet — et donc les réseaux sociaux — n’existaient pas encore.

Cette année-là, l’équipe mythique avait remporté la Coupe des clubs champions en battant à Rome l’AS Roma, dans son stade. La finale, serrée, se joua finalement aux tirs au but. Le légendaire défenseur Alan Kennedy marqua le penalty décisif, tandis que le gardien Bruce Grobbelaar, avec ses gestes excentriques, s’était chargé de déstabiliser les tireurs italiens. Ce moment resta gravé dans l’histoire.

Au cœur de l’été, Liverpool, auréolé de sa couronne européenne et avec tout le contingent de sa première équipe, se trouvait à Berne pour prendre part à la Philips Cup, tournoi international organisé par les BSC Young Boys. Le club anglais a remporté la finale en battant 1-0 les Zurichois de Grasshoppers. Je passai une nuit entière, dans un pub de la ville, à regarder les Jeux olympiques de Los Angeles avec l’équipe de Liverpool. Le décalage horaire faisait en effet défiler les épreuves des JO en direct, en pleine nuit. En buvant des bières, je discutai avec Alan Kennedy, Kenny Dalglish, Phil Neal, Paul Walsh, Ronnie Whelan, Sammy Lee et toute la smala.

L’auteure à la Philips Cup 1984, avec Paul Walsh. Photo DR

À peine un an plus tard, je menais toujours de front mes deux activités professionnelles et j’avais pris quelques cours du soir d’anglais. Fin mai, après avoir assisté à la victoire du FC Aarau sur Neuchâtel Xamax en finale de la Coupe de Suisse, à Berne, je pris un train de nuit de Berne à Bruxelles pour voir la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, entre Liverpool qui défendait son titre contre la Juventus de Turin. Un contact dans l’association suisse m’avait permis de me procurer un sésame pour ce match au sommet. J’emportai avec moi une écharpe rouge et blanche de Liverpool, avec mon tee-shirt dédicacé par Kennedy et un pantalon rouge. C’était ma première finale et j’étais prête à m’enflammer au milieu du kop anglais.

J’arrivai de bon matin à la gare de Bruxelles par le train de nuit depuis la Suisse. La capitale belge vibrait déjà, envahie par les supporters de Liverpool et de la Juventus. Le tout dans une ambiance fébrile, certes, mais bon enfant. Sur une place, des fans de Liverpool entonnaient You’ll Never Walk Alone, et je me joignis à eux. À côté, des supporters de la Juventus chantaient leurs hymnes. Nous échangeâmes sourires et tapes amicales. Dans un bar bondé, je bus des bières, entourée d’accents anglais et italiens.

La capitale belge vibrait, envahie par les supporters de Liverpool et de la Juventus. Photo NC

Le lendemain, 29 mai, je me rendis assez tôt au stade du Heysel. Mais j’éprouvais comme une sensation étrange que je ne pouvais définir. Je mis ce malaise sur le compte du lendemain d’hier… une gueule de bois… Mais c’était mon sixième sens qui s’était mis en éveil, comme un sale pressentiment… 

Le stade du Heysel était vétuste, presque en décrépitude, et cela se voyait à l’œil nu.

Le stade du Heysel était vétuste, presque en décrépitude, et cela se voyait à l’œil nu. Photo NC

À ce moment-là, l’ambiance était encore chaleureuse, même si la pression montait vite dans les travées. Je pris ma place dans la tribune qui contenait des supporters de tous bords : belges, invités, spectateurs neutres. Les fans des deux clubs étaient répartis derrière les buts. En face, dans la tribune officielle, les femmes des joueurs se repoudraient le nez, même si ce n’était pas encore l’ère des WAG… Les officiels sortaient du banquet en se frottant la panse, et dans la tribune de presse, les journalistes faisaient des tests de matériel. Internet n’existait pas encore, ni les téléphones mobiles, il fallait faire avec les moyens du bord.

Dans ma tribune, mon tee-shirt dédicacé, mon écharpe et mon pantalon rouge attiraient des regards, certains amicaux, d’autres méfiants. Vers 19 h, l’ambiance devint plus lourde. Dans la tribune Z, face à moi en diagonale, se massaient surtout des fans de la Juventus, bien que les billets aient été destinés à des spectateurs neutres belges, malheureusement revendus par la suite à des Italiens !

À côté d’eux, des supporters de Liverpool, avinés, s’agitaient dangereusement en pénétrant dans le stade. Soudain, un mouvement de foule en rouge se dirigea vers la tribune Z, déclenchant un vent de panique. Cette foule, pacifique, déjà installée dans les gradins recula contre le mur, qui s’effondra sous la pression. De ma place, je vis des grillages plier, des gens tomber, j’entendis les cris de la foule. On était un peu loin pour voir les détails de ce qui était en train de se dérouler.

L’ambiance était encore chaleureuse, même si la pression montait vite dans les travées…
Photo NC

Soudain, des forces de l’ordre appelées en renfort apparurent en grand nombre et se mirent à quadriller les abords de la pelouse. L’ambiance était devenue très pesante tout à coup. On sentait la gravité de la situation, sans pouvoir encore mesurer toute l’ampleur du désastre. Dans ma tribune, des rumeurs se mirent à circuler : la radio et la télévision évoquaient des morts ! Un spectateur belge à côté de moi, qui avait quitté le match, est vite revenu s’asseoir, livide. En bégayant, il confirma qu’il y avait des morts. Prise de panique, je décidai de quitter ma tribune en cherchant une zone plus sûre : vu les couleurs de ma panoplie de supportrice, les Italiens ne feraient qu’une bouchée de moi en cas d’émeute.

Je contournai la tribune officielle

Je contournai la tribune officielle et traversai une zone de premiers secours improvisée. Des cadavres gisaient au sol, certains, sous des couvertures, d’autres, le visage bleu, à découvert. Des secouristes en panique totale s’affairaient : plusieurs personnes étaient décédées. Des drapeaux noirs et blancs de la Juventus traînaient par terre. Les corps étaient extirpés des gravats du mur effondré. Il y avait aussi de nombreux blessés. Au moins 600.… L’odeur de la mort était prenante. Je fis demi-tour et parvins à rejoindre la tribune principale en forçant le passage devant un gars de la sécurité: «Si je ne rentre pas dans cette tribune, je suis morte!» Il me laissa passer, je m’installai sur un escalier en bois, près des femmes des joueurs anglais.

L’arbitre suisse André Daina accorda un pénalty à la Juve pour une faute imaginaire sur Boniek. La Juventus l’emporta 1-0 sur ce but de Platini. On ne jouait plus au football là, on étirait en longueur un scénario de film d’épouvante pour éviter que le public italien, en plus grand nombre, soit mis au courant de la situation et ne massacre les supporters anglais. 

La Juventus l’emporta 1-0 sur un but de Platini. Photo NC

Le directeur de jeu déclara plus tard : « Jouer ce match, c’était la moins mauvaise ! Je pense aujourd’hui encore que nous avons bien fait. L’arbitre est le maître à bord, mais ce soir-là, comme il s’agissait d’une finale, toutes les autorités de l’UEFA étaient là et nous avons évoqué ensemble les différents scénarios possibles. Personne ne pouvait m’obliger à aller sur le terrain. Mais j’étais convaincu qu’il fallait le faire pour essayer de finir la soirée le plus « normalement »… »

Et soudain la foule réalisa l’ampleur du désastre

À la fin du match, les joueurs s’engouffrèrent dans les vestiaires. Il y eut la remise du trophée, hors de la vue des spectateurs. Et soudain, alors que la foule commençait à réaliser l’ampleur du désastre et quitter en silence le stade, Platini, le capitaine, jaillit du ventre du Heysel pour effectuer un tour d’honneur ! Je garde encore en mémoire cette vision étrange, comme une danse macabre au milieu des objets personnels des victimes : sacs, chaussures, drapeaux, chapeaux, éparpillés sur le sol.

Toujours planquée dans ma tribune, je trouvai un téléphone fixe sur un banc de presse, et, malgré les réseaux saturés, je parvins à appeler mes parents pour les rassurer que j’allais bien. Pendant que je téléphonais, des joueurs de Liverpool, douchés et changés, Paul Walsh en tête, sortirent des vestiaires et se dirigèrent vers le bloc Z pour comprendre ce qui s’était passé. Je dévalai les escaliers et me retrouvai face à lui. On se connaissait depuis l’été précédent à Berne. Le visage fermé, hagard, comme tous ses camarades. Je lui annonçai que 39 personnes étaient mortes ! Choqué, KO debout, ignorant visiblement la gravité des faits, Walsh murmura : « Quoi ? » avant de s’éloigner.

En quittant le stade, je passai encore près des ambulances et des cadavres étendus par terre. Au bout de la nuit, un taxi me posa devant  mon hôtel. Le lendemain matin, encore en état de sidération,  je pris un train pour Paris. À bord, je croisai Alain Delon, qui sortait d’un studio  où il avait enregistré un single avec la chanteuse Phyllis Nelson. Je m’assis en face de lui et lui racontai les événements tragique du Heysel de la veille. Il n’était pas au courant. Il sembla ébranlé, bien que le football ne fût pas son domaine de prédilection. Mais qui pourrait rester de marbre devant un drame de cette ampleur ?

Clubs anglais bannis

Quelques jours plus tard, le couperet est tombé : L’UEFA a banni tous les clubs anglais des coupes d’Europe pendant cinq ans, et Liverpool, à cause des débordements de quelques excités dans le kop, a été écarté de la scène européenne jusqu’en 1991. Vingt-six supporters des Reds ont été arrêtés, quatorze condamnés pour homicide involontaire. Mais franchement, ce qui me restait en travers de la gorge, c’était l’UEFA. Ce stade pourri, cette sécurité bancale, ce laxisme qui puait l’amateurisme… Ils ont laissé le chaos s’installer, et ce sont tous les fans qui n’avaient rien à voir avec ces violences, les joueurs et les 39 familles endeuillées qui ont finalement payé le prix fort.

Franchement, ce qui me restait en travers de la gorge, c’était l’UEFA. Ce stade pourri, cette sécurité bancale, ce laxisme qui puait l’amateurisme… Photo NC

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