Ibrahim Ferrer, 20 ans déjà! Ces coïncidences qui n’ont cessé de me lier à une figure emblématique de la musique cubaine

PAR NADINE CRAUSAZ

Une histoire hors normes

Le 2 août 2005, Marciac pulsait sous un ciel d’été, ses ruelles pavées résonnant des échos du festival de jazz. La grande scène, érigée chaque année sous une vaste tente, bruissait d’impatience. Ibrahim Ferrer, figure emblématique de la musique cubaine et fidèle de ce rendez-vous gascon, était attendu comme la légende qu’il incarnait, auréolé du triomphe du Buena Vista Social Club. Son public était prêt à se laisser emporter par sa voix chaude et les rythmes envoûtants du boléro cubain. Ce jour-là, je fêtais mon anniversaire.

À son apparition sur scène, sous des applaudissements nourris, un sentiment étrange m’a saisie. Je ne saurais l’expliquer. D’instinct, j’ai su qu’Ibrahim Ferrer vivait ses derniers instants. Les larmes ont coulé ; Etais-je la seule dans cette foule à le pressentir ?  Quatre jours plus tard, à 78 ans, il s’éteignait bel et bien à la Havane.

Vingt ans ont passé depuis Marciac. Et les coïncidences n’ont cessé de me lier à Ibrahim Ferrer, à Omara Portuondo et à Raul Paz. Est-ce le hasard ? Le destin ? Comme si quelque chose, ou quelqu’un tirait les fils avec une précision quasi surnaturelle. Cuba, guidée par ses orishas, aurait-elle orchestré ce passage de flambeau, de ses légendes à une nouvelle génération d’artistes ? Je ne sais pas. Je demeure, simplement, témoin face à un mystère plus vaste que moi.

Flash-back

En 2004, lors de mon premier voyage à Cuba, la musique vibrait dans les ruelles malgré les contraintes d’un régime qui l’avait étouffée pendant des décennies. Je découvrais cette perle des Caraïbes, marquée par des contrastes frappants et cet étrange mélange d’amour et de malaise qui vous étreint à chaque coin de rue.  

Dans Habana Vieja, Enrique, un ancien combattant de la Colonne 8 dans la Sierra Maestra, m’a accueillie. Il préparait un café délicieux à l’aide d’une chaussette fixée au mur de sa cuisine. C’est là que j’ai rencontré un couple de Français vivant à Nyon. Dans cette ambiance joyeuse, une amitié s’est nouée.

En mai 2005, je suis retournée à La Havane avec mon amie Diane, et l’île s’est littéralement ancrée en nous. Nous avons même écouté le dernier discours marathon de Fidel Castro pour la fête du 1er mai, sur l’emblématique place de la Revolución, parmi plus d’un million de Cubains.

De retour en Suisse, je passe à la Fnac. En quête d’un CD d’Omara Portuondo, je tombe sur Revolución de Raul Paz, un artiste franco-cubain que je ne connaissais pas. Je l’achète sur-le-champ. Ses mélodies fraîches, mêlant pop et sonorités cubaines, me séduisent  immédiatement. Cuba était en train de tisser sa toile tout autour de moi. 

A propos de Buena Vista, j’avais confié à Diane, avec un soupçon de regret, que tous les artistes devaient être décédés, hormis peut-être Omara. Elle m’a répondu : 

– Allons vérifier sur Internet.

Nous avons appris qu’Ibrahim Ferrer était encore bien vivant et même en tournée mondiale ! L’année précédente, il avait remporté un Grammy Award pour son album Buenos Hermanos. Toutefois, un visa lui avait été refusé pour assister à la cérémonie à Los Angeles, en raison des restrictions sévères post-11 septembre 2001. 

Pourtant, il goûtait plus que jamais l’élan à sa gloire internationale. Programmé à Marciac en août, il devait aussi se produire à Montreux en novembre. J’ai pensé : 

– Pas question de le manquer!

Paris, 2006, l’auteure avec Raul Paz (à gauche) et Pity Cabrera. Photo Janine Crausaz

Quelques jours après, les amis français croisés à Cuba m’ont évoqué un festival à Vic-Fezensac, où Raul Paz devait se produire. Je les rejoint sans hésiter. Une complicité instantanée a fait de ce road trip  une aventure mémorable dans le sud de la France. À Vic-Fezensac, l’ambiance était électrisante. Le groupe latino a enflammé la scène. Nous avons dansé jusqu’au bout de la nuit et avons sympathisé avec le chanteur et ses musiciens.

De Vic à Marciac

Dans l’élan, nous avons choisi de nous rendre à Marciac pour voir Ibrahim Ferrer, programmé le 2 août. L’atmosphère était plus feutrée que dans le Gers, plus empreinte de jazz. Nous nous sommes faufilés au quatrième rang, fébriles et impatients. C’était le cadeau parfait : mes vœux s’exauçaient !

Lorsqu’Ibrahim Ferrer est apparu, frêle, voûté, sa voix à peine audible, le public s’est figé, déconcerté. Quelques murmures irrités ont fusé, mais moi, j’ai perçu tout autre chose. J’ai été saisie d’une certitude : il était au bout. J’ai appelé Diane, la voix tremblante : 

– Je crois qu’il va mourir.  

Elle m’a répondu doucement 

 – Lève la main, envoie-lui de la Lumière. 

Dos Gardenias

Puis il a chanté Dos Gardenias. Ce tube emblématique, qui parle d’amour et de trahisons, m’a transpercée. D’instinct, j’ai discrètement tendu les mains vers lui, comme pour lui insuffler une force invisible, murmurant en silence : 

– No mueras, no mueras, ne meurs pas, ne meurs pas ! 

Alors, un moment saisissant s’est produit. Nos regards se sont rencontrés. 

Tout au long de la chanson, Ibrahim Ferrer n’a regardé que moi, oubliant les 5 000 spectateurs. J’étais pétrifiée. À côté, un homme a crié, indigné :

 – C’est nul, un scandale, remboursez !  

– Tu ne vois pas qu’il est en train de s’éteindre ?  

Autour, des murmures et une question : pourquoi me fixait-il ainsi ?  Quand il eut terminé, il a regagné les loges. Un long intermède musical a masqué l’absence envahissante du vieux crooner, et le concert s’est achevé prématurément. Des spectateurs m’ont abordée : 

 – Vous le connaissez ? Il n’a regardé que vous !  

Mourir à La Havane

En coulisses, Ibrahim s’est écroulé  dans les bras de son épouse Caridad. Son petit-fils, membre de son orchestre, a organisé sans tarder son transfert en ambulance vers un hôpital proche, avant un vol pour Cuba.

Notre petit groupe a repris la route. La tristesse était visible sur nos visages. À Sète, un autre festival accueillait Raul Paz. Nous y avons assisté, et l’atmosphère joyeuse qui y régnait a ravivé notre périple. Deux concerts de Raulito en une semaine ?  Le remède idéal contre la mélancolie ! J’en avais besoin, après l’épisode bouleversant de Marciac. J’ai confié à Raul : 

– J’ai vu Ibrahim Ferrer. Il était au plus mal, je ne sais s’il est encore en vie.

Le lendemain, le 6 août 2005, la nouvelle est tombée : Ibrahim Ferrer s’était éteint à La Havane, entouré de ses proches. 

Pas de gardenias mais des roses rouges

Quelques semaines plus tard, fidèle à une promesse intérieure, j’ai pris un vol pour La Havane afin de déposer des roses rouges sur sa sépulture. J’aurais préféré les lui offrir à Montreux, dans un éclat de rire complice et un instant magique au bord  du Léman. Le sort en avait décidé autrement.

Des roses rouges sur sa sépulture. Photo Nadine Crausaz

Restait à savoir où se trouvait sa tombe : à Santiago, sa ville natale, ou au cimetière Colón, vaste et paisible, au cœur de La Havane ?  J’ai choisi Colón. À l’entrée, j’ai acheté un bouquet de roses rouges et interrogé le gardien pour confirmer qu’Ibrahim Ferrer y reposait. Il m’a indiqué l’emplacement : 

– C’est le caveau de la famille Ferrer-Díaz. J’étais là le jour de son enterrement. Suivez-moi, je vous guide. 

Une dernière demeure sobre

J’ai découvert sa dernière demeure, sobre, en marbre blanc, ornée de son portrait. J’y ai posé mes fleurs, me suis recueillie un moment, puis je suis partie vers Tulipán, au Musée commémoratif du Che Guevara. Une heure après, de retour dans le cimetière, je croise un homme assis sur le bord du caveau, versant du rhum par terre et en sirotant une gorgée. Je me suis approchée et lui ai raconté mon histoire. Il m’a souri : 

– Je suis Alexandre Ferrer, son petit-fils. Aujourd’hui, j’ai 40 ans. Mon premier anniversaire sans lui. 

Il m’a invitée à Habana Centro, dans la maison où Ibrahim avait longtemps vécu. Fidel Castro lui avait par la suite attribué une villa, dans le quartier chic de Miramar. Une vingtaine de personnes étaient réunies : voisins, famille, amis. Entre musique, souvenirs et fous rires, nous avons partagé un repas chaleureux et bu du rhum bon marché.

Avec son bâton rituel. Document exposé au musée. Photo NC

Le lendemain, Alexandre m’a emmenée à Miramar, chez la veuve d’Ibrahim, où un petit musée retraçait sa carrière. Entourée de photos, de disques d’or et de trophées internationaux, j’ai exploré son univers. Mon nouvel ami m’a révélé que le vol du bâton rituel de santería, présent sur presque tous ses portraits, avait beaucoup chagriné Ibrahim, fervent adepte de cette religion afro-cubaine mêlant croyances yorubas et catholicisme. 

Caridad Diaz.
Photo ©Nadine Crausaz

Avant de partir, à la nuit tombée, sur le Malecon, Alexandre m’a remis le numéro de sa mère, Norma, établie à Buenos Aires, en me disant : 

– Si tu vas en Argentine, contacte-la de ma part. Mon oncle Ibrahim y vit aussi. 

À mon arrivée à Buenos Aires en 2008, je tente de joindre Norma, la fille d’Ibrahim, avec le numéro que m’a donné Alexandre. Mais rien n’aboutit. Sans doute une erreur d’indicatif. Je suis déçue et  je finis par abandonner.

Buenos Aires m’accueille les bras ouverts, et je me laisse happer par cette ville envoûtante.

J’ai fait appel à Cicerones, une association qui propose des visites guidées par des bénévoles. Je formule une requête inhabituelle : je cherche un guide passionné par l’histoire de Che Guevara. On me répond aussitôt :

– Nous avons la personne qu’il vous faut. Daniel Peña vous retrouvera demain à 10 h à votre hôtel. 

Le lendemain, un homme grand, blond, bâti comme un lutteur, entre dans le hall. Il me salue avec un sourire franc.

– Je ne m’attendais pas à rencontrer une fille, lance-t-il, surpris par ma demande au sujet du Che Guevara.

Nous nous attablons dans un petit restaurant de San Telmo pour organiser la journée. J’évoque La Boca, les lieux emblématiques, mais surtout le Che, bien que son passage à Buenos Aires ait été bref.

 – Aucun problème. On m’appelle “le Russe”, et je connais son histoire par cœur !, dit-il avec entrain.

 – Daniel, j’aurais besoin de ton aide.

Je lui raconte tout : Marciac, Dos Gardenias, le regard d’Ibrahim Ferrer, Alexandre, la tombe, et ce numéro de téléphone sans réponse.

 – J’ai gardé mon billet du concert, j’aimerais le transmettre à son fils.

Daniel m’écoute en silence. Puis, soudain, il se fige. Il sort son téléphone, cherche un contact, compose un numéro.

Et il lance, simplement :

– Ibrahim, salut, c’est le Russe ! On doit se voir. Une Suissesse est ici. Elle était au dernier concert de ton père. Elle a quelque chose pour toi.

Quelle était la probabilité pour que je croise un Argentin qui me conduise directement à Ibrahim Ferrer Jr. dans la mégapole de Buenos Aires ? Quinze millions d’habitants, un labyrinthe de rues, et moi, cherchant en vain à le localiser. En écoutant Daniel parler au téléphone, l’incroyable me frappe : lui et Ferrer sont grands amis !

Le lendemain, dans un café de l’interminable avenue Santa Fe, Ibrahim Ferrer Jr. et son épouse Alejandra me font face. Ils ont les yeux embués. Je déroule mes souvenirs : Marciac, l’intuition, les regards qui se croisent. Puis je leur tends le billet.

Ibrahim le prend, en tremblant: 

– Je le garderai toujours, murmure-t-il.

Nadine Crausaz entourée des chanteurs Omara Portuondo et ibrahim Ferrer Jr. Photo DR

Quelques jours plus tard,  j’ai retrouvé Ibrahim Jr. pour assister au concert d’Omara Portuondo et Maria Bethânia, au Luna Park. Grâce à lui, j’ai rencontré cette grande dame, tout sourire, en coulisses. Nous avons pris une photo. Un instant suspendu.

En 2011, Ibrahim Jr. est venu à Fribourg pour un concert avec ses musiciens cubains. Je l’ai interviewé, et notre lien s’est renforcé.

Puis le temps a filé.

En 2022, depuis Mexico, je lui envoie un message, croyant qu’il se trouvait toujours à Buenos Aires. Sa réponse m’éberlue :

– Nous vivons désormais à Mexico City !

Le lendemain, nous nous retrouvions. Et tous ces souvenirs sont remontés dans la conversation. 

Puis il a chanté Dos Gardenias. Ce tube emblématique, qui parle
d’amour et de trahisons, m’a transpercée.

IBRAHIM FERRER JUNIOR, UN HÉRITAGE MUSICAL FAMILIAL

Vingt ans après la disparition d’Ibrahim Ferrer, son fils aîné Ibrahim Ferrer Jr., né en 1957 à Santiago de Cuba, perpétue l’héritage du son et du boléro cubain avec authenticité. La famille Ferrer porte la musique dans ses gènes:

Mes sœurs Norma et Marlen, nos enfants et petits-enfants, tous sont artistes – chanteurs, musiciens, danseurs. Tout respire le rythme. Dans le ventre de ma mère, j’étais bercé par ces mélodies. À Santiago, mon père jouait, un verre de rhum en main.

Encouragé dès l’enfance à jouer de multiples instruments – piano, percussions, guitare, et même un violon russe offert par son père –, Ibrahim Jr. rêvait de chanter. Bien que sa voix rauque et grave ait été jugée peu adaptée, il n’a jamais renoncé. 

Ibrahim Sr. et Jr. et Norma Ferrer. Une famille qui porte la musique dans ses gènes. Photo DR

Un parcours semé d’embûches

Ibrahim Ferrer Sr. avait déconseillé à son fils une carrière artistique à plein temps, conscient des difficultés du métier. Avant sa consécration à 73 ans grâce au documentaire de Wim Wenders, il avait exercé divers métiers – plombier, charpentier, cireur de chaussures – et chanté aux côtés de Pacho Alonso et Benny Moré. Suivant cet interdit paternel, Ferrer Jr. ouvre un restaurant, Habana Vieja, à Buenos Aires. Mais en 2005, bouleversé par la mort de son père, il ferme son établissement et se lance dans une carrière musicale solo, bravant les réticences initiales. Débuter après 50 ans fut un défi, mais sa détermination reste intacte. S’il n’égale pas le génie de son père, son cœur et son authenticité perpétuent cet héritage musical.

L’épopée du Buena Vista Social Club

En 1997, Ibrahim Jr. participe au projet Buena Vista Social Club comme musicien, choriste et traducteur. Ce qui devait être un simple enregistrement devient un phénomène mondial grâce au documentaire de Wim Wenders : « Rubén González et Compay Segundo agissaient à leur guise. On visait juste un disque, mais Wenders a filmé le studio, réalisant un documentaire vu partout », raconte-t-il. Cette aventure transforme sa vie. Invité en Argentine par sa nièce Annette pour la promotion du film, il y rencontre en effet son épouse Alejandra.

Défenseur du son cubain à Mexico

Établi à Mexico, où l’âme cubaine résonne plus fort qu’en Argentine grâce à la proximité de l’île, Ferrer Jr. défend avec passion le son et le boléro face à des genres comme la salsa ou le reggaeton : « Ce sont des rythmes sensuels, contagieux, irrésistibles », affirme-t-il. 

Ferrer père et fils à Buenos Aires. Photo de la famille.

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Un commentaire à “Ibrahim Ferrer, 20 ans déjà! Ces coïncidences qui n’ont cessé de me lier à une figure emblématique de la musique cubaine”

  1. Daphné 16 octobre 2025 at 07:55 #

    Wouaow! Merci pour ce joli voyage musical teinté de tant d’émotions et de respect! J’aime ta plume et sa légèreté qui pourtant touche au plus profond du coeur. Gros bec sœur Nadine ❤️❤️❤️

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