Le 9 octobre 2025 marque le 58e anniversaire de la mort d’Ernesto « Che » Guevara. « Les honneurs, ça m’emmerde ! » clamait-il, repoussant le culte de la personnalité et les mirages de la gloire. Son portrait, jadis un étendard brandi dans les manifestations, sur les campus étudiants ou à la Fête de l’Huma, s’estompe face aux luttes d’aujourd’hui – Woke, Black Lives Matter, écologistes. L’érosion de son mythe interroge : le Che est-il une relique du passé, ou son esprit continue-t-il d’enflammer les combats ? Info Méduse brosse un portrait inédit de ce Che Guevara qui n’a pas fini de nous interpeller sur le sens à donner à vos vies.
PAR NADINE CRAUSAZ
On lui a longtemps reproché un machisme d’époque, des exécutions en son nom, une homophobie sans preuves vraiment solides. Les camps cubains visant les LGBT, créés après son départ en 1965, ne portent pas sa marque ; une phrase crue dans Carnets de voyage, dans les années 50, est un rare faux-pas notoire. En moins de 60 ans, le pourfendeur du capitalisme est devenu, en revanche, un gadget, un « cliché boomer » sur des T-shirts, des tasses ou des bouteilles de Vodka !

Loin de l’image figée du guérillero, Ernesto Guevara de la Serna, né en 1928 à Rosario, en Argentine – ville qui a aussi vu naître Lionel Messi –, révèle une facette méconnue : celle d’un sportif passionné, dont la combativité sur les terrains reflète celle de ses combats politiques. Malgré un asthme sévère, il s’est distingué par une vitalité hors du commun, ancrée dans une Argentine où le sport était un miroir de l’identité nationale.
La jeunesse et la soif de défis
Dès son plus jeune âge, « Ernestito » nourrit une véritable passion pour le rugby, qu’il pratique malgré les interdictions de ses médecins et les réprimandes de son père. Sa réponse, devenue célèbre, en dit long sur son tempérament : « J’aime le rugby et même si j’en crève, je continuerai à le pratiquer. » Il s’illustrait comme demi de mêlée et a créé la revue Tackle pour célébrer ce sport qu’il chérissait. Cette détermination reflète non seulement son caractère indomptable, mais aussi l’importance du rugby dans l’Argentine des années 1930 et 1940, où ce sport incarnait déjà les valeurs de courage et de camaraderie.
En défiant les limites imposées par son asthme, Guevara affirmait une forme de rébellion personnelle, préfigurant son rejet des conventions dans sa vie politique
En 1948, il participe aux Jeux Universitaires, où il signe un saut à la perche mesuré à 2,80 mètres. Admirateur de son compatriote Juan Manuel Fangio, légende du sport automobile, il prend goût au risque et aux sensations fortes. Le jeune Ernesto ne s’arrête jamais : tir, pêche, patin, équitation… la liste de ses activités semble infinie. Rien ne l’arrête, et surtout pas la maladie.
En juin 1952, le jour de son 24e anniversaire, Guevara franchit un nouveau cap symbolique. Il traverse à la nage le fleuve Amazone, ignorant tourbillons, courants et piranhas, afin de rejoindre les malades de la léproserie San Pablo. Cet exploit, au-delà de sa prouesse physique, traduit une solidarité naissante avec les marginalisés, dans une Amérique latine marquée par des inégalités profondes. Cette traversée préfigure l’élan humaniste qui guidera ses engagements révolutionnaires.
Cet épisode marquant sera immortalisé dans le film Carnets de voyage de Walter Salles, où l’acteur Gael García Bernal incarne le Che avec réalisme.

Le football, passion de toujours
Le football reste sa passion la plus constante. Dans son enfance, il est un fervent supporter de Rosario Central. Ce choix n’est pas anodin : à Rosario, le football était plus qu’un sport, c’était un symbole d’identité locale et de rivalité avec Newell’s Old Boys, reflétant les passions régionales qui animaient l’Argentine.
Lors de son grand périple en motocyclette à travers l’Amérique du Sud avec son ami Alberto Granado, il ne rate aucune occasion de taper dans un ballon. Que ce soit au Chili, dans les mines de l’Altiplano bolivien, sur les ruines du Machu Picchu, à la léproserie San Pablo ou en pleine jungle péruvienne, chaque halte devient prétexte à une partie improvisée. Ces matchs, joués avec des ouvriers, des paysans ou des malades permettent à Guevara de tisser des liens avec les populations opprimées, renforçant sa prise de conscience des injustices sociales qui marquent le continent dans les années 1950.
Dans son Diario de motocicleta, il consigne ses aventures sportives. Il y raconte notamment un moment inoubliable au Chili:
Nous y avons rencontré un groupe de cantonniers qui s’entraînaient. Alberto a sorti une paire d’espadrilles et a commencé à dicter ses instructions. Résultat spectaculaire : nous nous sommes retrouvés engagés pour le match du dimanche suivant. Comme salaire : le gîte, le couvert et le transport jusqu’à Iquique. Notre équipe a remporté une splendide victoire, célébrée par un festin de chevreaux grillés qu’Alberto avait préparé avec son art culinaire argentin.
Cette anecdote illustre comment le football, omniprésent en Amérique latine, servait de langage universel.
Un maté avec Di Stefano
En 1952, à Bogotá, il se vante de partager un maté avec le légendaire footballeur argentin Alfredo Di Stéfano, alors star des Millonarios, club mythique de la capitale colombienne. Dans son carnet de route, Guevara raconte que Di Stéfano lui avait offert des billets pour un match de prestige face au Real Madrid.
La fille aînée de Di Stefano, Nanette, interrogée bien des années plus tard, se montra sceptique au sujet de cet épisode:
Mon père ne m’a jamais raconté cette anecdote. Mais c’était il y a bien longtemps. Et il est vrai qu’en Colombie, il voyait défiler un nombre incalculable de supporters et d’admirateurs, et en ce temps là, le Che n’était pas encore le Che.
Alfredo Di Stéfano a joué pour trois sélections nationales: l’Argentine (son pays natal, 6 matchs), la Colombie (4 matchs non reconnus officiellement par la FIFA pendant la période « El Dorado » de 1949-1953) et l’Espagne (31 matchs, après avoir acquis la nationalité espagnole en 1956). Cette polyvalence internationale était rare à l’époque, due à ses pérégrinations entre clubs et aux règles plus flexibles sur les naturalisations. Il n’a cependant jamais participé à une Coupe du monde.
Cette rencontre, qu’elle soit avérée ou non, reflète l’effervescence du football sud-américain dans les années 1950, un sport qui unissait les foules et incarnait un espace d’échanges culturels, même pour un jeune voyageur comme Guevara.
Au Pérou, dans les ruines du Machu Picchu, Ernesto relate une autre partie :
Nous avons rencontré un groupe qui jouait au football, ce qui nous valut une invitation immédiate. J’eus l’occasion de me distinguer comme gardien, par un ou deux arrêts, ce qui m’amena à expliquer, en toute humilité, que j’avais joué dans un club de première division à Buenos Aires avec Alberto.
Un peu mytho le Che !
Si Granado préférait évoluer en attaque, Guevara choisissait presque toujours le poste de gardien. Ce rôle lui permettait de ménager sa condition physique et de garder son inhalateur à portée de main, juste à côté de son but. Ce choix pragmatique montre comment Guevara adaptait sa passion à ses contraintes physiques, une résilience qui fait écho à sa capacité à surmonter les obstacles.
À Leticia, aux confins de l’Amazonie, il se transforme encore en entraîneur d’une équipe locale, afin de récolter de quoi poursuivre son voyage. Ce rôle d’entraîneur, même temporaire, souligne son leadership naturel. En 1955, installé au Mexique, il gagne sa vie comme reporter et photographe pour l’agence Latina. À ce titre, il couvre les Jeux panaméricains de Mexico. Dans la foulée, il se lance dans un autre défi: l’ascension du Popocatépetl, volcan culminant à 5 426 mètres d’altitude, qu’il parvient à gravir avec succès.
« A Cuba, personne ne joue au rugby ni au football et je n’aime pas le baseball »
Quand il débarque à Cuba pour prendre part à la Révolution aux côtés de Fidel Castro, Guevara se rend compte que ses sports de prédilection ne sont pas populaires sur l’île. Dans une lettre à sa mère, il confie sa déception :
Ici, personne ne joue au rugby ni au football, et je n’aime pas le baseball.
Cette remarque révèle un contraste culturel entre l’Argentine, où le football dominait, et Cuba, où le baseball, influencé par la proximité des États-Unis, était le sport national. Ce décalage reflète les tensions géopolitiques de l’époque, alors que la Révolution cubaine cherchait à rompre avec l’influence américaine.
En revanche, il trouve un nouveau terrain d’expression dans les échecs, qu’il pratique avec passion (notre photo de Une, Archives Centro Che Guevara, La Havane) . Nommé ministre de l’Industrie, il consacre encore du temps à ce jeu. En tant que directeur de la Banque nationale, il fonde en 1962 le Mémorial Capablanca, qui devient rapidement l’un des tournois d’échecs les mieux dotés du monde.
La première édition se tient du 20 avril au 20 mai 1962, à l’hôtel Habana Libre de La Havane. Elle est remportée par le grand maître argentin Miguel Najdorf, devant 21 adversaires prestigieux tels que Boris Spassky, Vassily Smyslov, Lev Polougaïevski, Svetozar Gligoric ou encore Borislav Ivkov. Najdorf, en hommage, offre même une partie nulle à Guevara. En 1965, Guevara affronte à distance le prodige américain Bobby Fischer. Invité à Cuba mais empêché par le Département d’État américain, Fischer dispute la rencontre depuis New York, ses coups étant transmis par télex à La Havane.
Cette confrontation, dans un contexte de Guerre froide où les échecs étaient un terrain de rivalité entre blocs, illustre l’engagement de Guevara à promouvoir Cuba comme un acteur culturel et intellectuel sur la scène mondiale.
Reflet de son époque
En 1963, à Santiago de Cuba, il retrouve le ballon rond pour un match mémorable. Son ami Granado se souvient :
Quand il était dans les buts, il ne pensait plus à ses fonctions ni à rien d’autre. Quand il était dans les buts, il était gardien. On affrontait l’équipe de football de l’université. Durant le match, le Che sort de ses cages, se jette dans les pieds d’un adversaire et le renverse. Personne ne pensait que le ministre allait plonger de la sorte pour un ballon. Mais lui, il était comme ça…
En définitive, le sport chez Guevara n’était pas qu’une passion personnelle : il était un reflet de son époque et de son identité. Dans une Argentine où le football et le rugby incarnaient l’esprit collectif et la combativité, et dans une Amérique latine marquée par les inégalités et les luttes pour l’émancipation, ses exploits sportifs – du terrain boueux du Machu Picchu aux échecs à La Havane – révèlent un homme qui cherchait à se dépasser tout en se connectant aux peuples qu’il rencontrait.
Prochain article: Che Guevara et les Suisses – René Burri, souvenirs de Vevey