Ernesto Guevara, 58 ans après sa disparition (2/3) – Les Suisses du « Che », ces chers René Burri, Luc Chessex, Jean Ziegler et Richard Dindo

PAR NADINE CRAUSAZ

Je suis arrivée à Vevey en moto. Il faisait grand beau. L’air était vif et le lac calme. Je me dirigeais vers l’exposition de la Biennale Images 2012, intitulée « Révolution à vendre ». Une ancienne surface commerciale avait été transformée en galerie. L’exhibition présentait plus de 150 objets inspirés du Che: t-shirts, cravates, puzzles, porte-clés, matriochka, étuis à cigarettes. Certains reproduisaient fidèlement la célèbre photo de Burri, d’autres étaient des détournements ou des réinterprétations.

À la terrasse du Grand Hôtel des Trois Couronnes, au bord du lac, René Burri était attablé avec sa femme Clotilde et leur fils Léo. Lui, distingué avec son panama, son t-shirt rose et un foulard de soie assorti, s’intégrait parfaitement à l’élégance des lieux. Moi, en revanche, je détonnais. Casque à la main, vêtue d’un t-shirt noir orné du portrait iconique de Che Guevara, celui de Korda, mon style tranchait avec l’atmosphère raffinée des clients autour. 

René Burri avec l’auteure: « Il désigna mon t-shirt et lança: – mais ce n’est pas le mien! » Photo DR

Grâce à son œil affûté, Burri me repéra de loin. Je ne comptais pas m’arrêter en passant près de leur table, mais il désigna mon t-shirt et, avec un rire, lança :

— Hee, mais ce n’est pas le mien !

J’ai éclaté de rire. Lui aussi. Il m’a invitée à m’asseoir. Nous avons parlé pendant près de deux heures. Entre deux cafés, nous avons ri, partagé des anecdotes et échangé des conseils. Sa carrière, me disait-il, épousait les contours d’une histoire en marche.

Avec son accent suisse-allemand, il ponctuait chaque phrase d’humour et de malice. Il m’expliqua qu’il fallait « ne pas arriver comme un bulldozer », que le contact personnel comptait autant que la technique, et qu’il aimait comparer ses photos à des taxis :

—  Si on n’est pas assez rapide, c’est un autre qui les prend !  

René Burri tirant le portrait de l’auteure. Photo©Nadine Crausaz

Durant ce moment suspendu, Burri était très à l’écoute, humble, jamais vantard. Intrigué, il m’a posé des questions sur mon histoire avec le Che, Cuba et la Bolivie, commentant par touches subtiles, curieux mais discret. 

Déjà atteint dans sa santé et légèrement amaigri, Burri n’en laissait rien paraître. Son énergie semblait débordante. Son épouse Clotilde insista cependant pour qu’il fasse une sieste avant une réception officielle en fin de journée. D’un bond, il s’est levé de sa chaise et nous a entraînés, Léo et moi, dans l’exposition. La sieste attendrait. On aurait dit un adolescent rebelle.

Avec son fils Leo, Burri découvre un article qui lui est consacré. Photo©Nadine Crausaz

Son Leica autour du cou (en Une, photo©Nadine Crausaz), il a commencé à photographier chaque objet, chaque détail, chaque visage. Pendant que nous arpentions la salle, il m’a raconté sa rencontre avec le Che Guevara:

En 1962, je suis allé à La Havane pour le magazine Look. Je suis arrivé avec la journaliste Laura Bergquist, qui avait été invitée par Che, après leur rencontre fin 1962 à New York. Les rideaux étaient tirés. Comme cela posait un problème technique, je lui ai demandé : « Puis-je les ouvrir ? » Il m’a répondu : « Non, ce n’est pas nécessaire. » Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’il était tellement concentré sur ce qu’il faisait qu’il ne voulait pas voir ce qui se passait dehors.

Burri se souvenait de la séance comme si elle avait eu lieu la veille:

L’interview a commencé immédiatement, et au bout d’un moment, ils m’ont simplement ignoré. La conversation est devenue animée. Parfois, il parlait avec un certain charme, mais parfois il saisissait des papiers. J’ai une photo de lui en train de noter des chiffres. De temps en temps, il se levait et partait, et il revenait, avec ses bottes d’officier et son uniforme de combat. Je me rappelle que lorsqu’il a coupé le bout de son cigare, je m’attendais à ce qu’il m’en offre un, mais il était tellement absorbé par la discussion qu’il m’a complètement ignoré pendant deux heures entières. Il ne m’a jamais regardé une seule fois, ce qui était extraordinaire. Je me déplaçais tout autour de lui, et il n’y a pas une seule photo où il semble regarder l’appareil.

Burri m’a aussi parlé de la fameuse planche-contact complète de cette séance:

Magnum a diffusé l’histoire. En 1966, des amis m’ont demandé si nous pouvions faire un poster. Le véritable engouement est arrivé à Paris en mai 1968, sur des drapeaux. Plus tard, à La Havane, j’ai vu ma photo sur des t-shirts au ministère de l’Information. J’en ai acheté pour mes enfants.

Burri concluait toujours avec humilité:

Je regrette de ne pas l’avoir revu. Pour moi, l’essentiel, comme photographe, était de préserver son image en tant que visionnaire, celle d’un homme prêt à aller jusqu’au bout. Je crois que sa lutte continue.

Une fois la visite de l’expo veveysanne achevée, Burri m’a saluée cordialement, souhaité bonne chance et il est parti faire la sieste. Je suis restée pensive devant le Lac Léman, avec en mémoire son sourire espiègle, sa grande humilité, son humour inaltérable et son accent suisse-allemand. 

A ce moment, j’ai compris que  René Burri ne photographiait pas seulement le monde, il le regardait, profondément, avec une humanité inaltérable.

René Burri ne photographiait pas seulement le monde, il le regardait, profondément, avec une humanité inaltérable. Photo©Nadine Crausaz

Trois Suisses et le mythe du Che

Ernesto « Che » Guevara, icône révolutionnaire cubaine, a profondément marqué trois Suisses que j’ai eu la chance de rencontrer personnellement : Luc Chessex, Jean Ziegler et Richard Dindo. Chacun, à travers l’admiration, la critique ou une réflexion complexe, a été poussé à questionner le monde sous l’influence du Che, en écho à leur propre engagement dans la société.

Luc Chessex, éminent photographe lausannois, m’avait reçu, il y a plusieurs années, chez lui, à Lausanne. Son regard quelque peu désabusé sur Guevara était clair. Il  lançait, avec un sourire narquois, un proverbe latino-américain:

Le meilleur deal, c’est d’acheter un Argentin au prix qu’il vaut et de le revendre au prix qu’il croit valoir.

Malgré son peu d’estime pour le Che, Chessex a été marqué par son aura, qui l’a poussé à réfléchir à la révolution et à ses limites. Choisi par le ministère de la culture cubain comme photographe officiel, il s’est immergé dans cet univers. Fidel Castro l’envoie ensuite en Bolivie pour une mission secrète : retrouver les restes du Che et de ses camarades. Son passeport suisse était un atout dans une Bolivie alors hostile aux Cubains sous la dictature. Avec Ernesto Gonzalez Bermejo, journaliste de Prensa Latina, Chessex retrace la guérilla, mais aucune trace des corps, enterrés sous la piste de Vallegrande. 

Dans un courriel du 4 octobre 2005, il me confiait son plaisir de préparer une exposition à La Havane et sa joie de revoir Camilo Guevara, le fils du Che, photographe (décédé en 2022 à 60 ans), qu’il trouvait «très sympa», une appréciation contrastant avec sa vision du père.

Jean Ziegler, sociologue suisse, m’a marqué par son récit d’un moment décisif avec Guevara. En avril 1964, à Genève, lors d’une conférence de l’ONU sur le sucre, La Havane lui demande d’être le chauffeur du Che, qu’il connaissait de Cuba pour avoir coupé la canne. Ziegler, 30 ans, confie son envie de rejoindre la guérilla. Depuis sa suite de l’hôtel Intercontinental, face à la rade illuminée par les publicités des banques, Guevara répond: «Le cerveau du monstre est ici. C’est là que tu dois te battre.» 

Cette phrase détourne Ziegler de la lutte armée vers un combat anticapitaliste en Suisse, via la politique, l’écriture et l’enseignement, façonnant sa carrière.

Richard Dindo, cinéaste suisse décédé subitement le 11 février 2025 à 80 ans, m’avait également marqué lors de notre rencontre. Né en 1944 à Zurich, autodidacte ayant quitté l’école à 15 ans, il se forme à la Cinémathèque française à Paris. Ses films, comme Des Suisses dans la guerre d’Espagne (1973) et L’Exécution du traître à la patrie Ernst S. (1976), révèlent son engagement politique et son regard ironique sur l’Histoire. 

Le Che l’a inspiré à explorer les luttes révolutionnaires dans Journal de Bolivie, capturant son épopée tragique. NC

Jean Dumur, interview historique avec le Che Guevara en français

En avril 1964, l’équipe de l’émission Point, conduite par le journaliste Jean Dumur, rencontre Ernesto «Che» Guevara à l’Hôtel Intercontinental, à Genève. Il occupe alors le poste de ministre de l’Industrie et se trouve à Genève pour une conférence internationale. C’est pourquoi le «Che» s’exprime en français. 

À notre connaissance, c’est la seule interview faite en français de Guevara. Avec décontraction, «Che» Guevara évoque les questions essentielles de la politique cubaine, notamment les conséquences du blocus américain, le rapprochement avec l’URSS et les perspectives d’une extension de la révolution en Amérique latine. Une année après cette interview, il quittera ses fonctions ministérielles pour organiser la guerre révolutionnaire en Amérique latine. Le 8 octobre 1967, il est arrêté par l’armée bolivienne et exécuté le lendemain. Révolutionnaire cubain d’origine argentine, Ernesto Guevara (1928-1967) est né dans un milieu bourgeois. Après ses études de médecine, il rencontra Fidel Castro avec qui il dirigea la révolution cubaine. Entre 1961 et 1965, il fut ministre de l’Industrie avant de partir en Amérique du Sud pour y organiser la guerre révolutionnaire. Le 8 octobre 1967, il est fait prisonnier par les troupes boliviennes noyautées par la CIA. Il est exécuté le lendemain, à l’âge de 39 ans.

Le mythe du « Che » qui s’est largement répandu après sa mort et qui a été récupéré par ceux-là même que le révolutionnaire attaquait ne doit pas estomper l’originalité de sa pensée politique. Le marxisme de Guevara est un humanisme révolutionnaire, prolétarien et internationaliste. Le but de la révolution socialiste est pour lui la création d’un homme nouveau, libéré de toutes les formes d’aliénation. Ce thème sous-tend ses analyses économiques et sa conception de stratégie de la guerre révolutionnaire.

Jean Dumur

Prochain article: A Cordoba, le rêve brisé du Clube Atlético Che Guevara

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