PAR NADINE CRAUSAZ (texte) et BRUNO ITAN (photos)
Une combinaison explosive de drogue, d’armes et de criminalité organisée, sur fond de clivages politiques et de système sécuritaire défaillant, a embrasé Rio de Janeiro. Le temps de la prospérité est bien loin : il y a seulement dix ans, la « cité merveilleuse » accueillait la Coupe du monde en 2014, puis les Jeux olympiques en 2016. La ville avait alors éliminé les SDF de ses rues et rasé des bidonvilles pour faire bonne figure devant le monde. Aujourd’hui, le boomerang de ces politiques de façade revient de plein fouet : la violence et la misère ont repris le dessus.
Massacre planifié et capo exfiltré !
L’Opération Confinement, un raid d’une sauvagerie inouïe lancé le 28 octobre 2025 dans les favelas du Complexo do Alemão et de Penha, au nord de Rio, a fait au moins 132 morts (chiffre provisoire), dont de nombreux civils innocents, étrangers au trafic. Les témoignages décrivent tous un massacre. « Ils ont tué tout ce qu’ils ont trouvé sur leur chemin », déplore Marquinhos, habitant de la favela touchée.
Pas des anges, mais quand même !
Cette opération policière, la plus létale jamais menée au Brésil, visait les leaders du Comando Vermelho. Mais seuls 20 des 100 mandats d’arrêt ont été exécutés. La police, qui déplore la perte de quatre éléments, a procédé à 133 arrestations et saisi un arsenal ainsi que d’importantes quantités de drogue. Avant l’opération, une liste de 60 personnes à « éliminer » avait circulé. Edgar Alves de Andrade, dit Doca, chef du Comando Vermelho, n’a pas été localisé. Selon la presse brésilienne, Doca et ses lieutenants auraient été prévenus quatre heures avant l’assaut.
Bruno Itan, photographe, en état de choc
Bruno Itan a grandi dans le Complexo do Alemão. Il s’est fait connaître pour ses reportages dans les favelas et les opérations policières à haut risque. Il a réussi à franchir les barrages et à se fondre dans le décor :
Les victimes, pour la plupart étrangères à Rio, ont été frappées, décapitées, torturées ou exécutées d’une balle dans la nuque. La peine de mort n’existe pas au Brésil. Ces milices ont été envoyées pour tuer, massacrer.
Le reporter insiste sur l’ampleur des blessures infligées à l’arme blanche :
Ce n’est pas normal. Des corps étaient décapités, défigurés… sans bras, sans jambes. La puanteur de la mort persiste. Les cadavres ont disparu, mais l’odeur reste gravée dans ma mémoire. J’aurais pu être l’un d’eux si je n’avais pas bénéficié d’une formation de photographe.
Il ajoute :
Le gouverneur Cláudio Castro parle d’un succès. Mais comment considérer comme réussie une opération quand autant de personnes perdent la vie ? Cela n’aura servi à rien. Les criminels sont déjà de retour. Ils ont réinvesti leurs points de vente. Les rues sont à nouveau saturées d’armes.
Caméras en panne !
Quelque chose cloche et il est difficile de comprendre. Cette opération, planifiée pendant des mois, a été précédée d’avertissements aux capos quelques heures avant le raid. La plupart des 2 500 policiers se déplaçaient tête nue dans les ruelles escarpées, sans casque ni cagoule, sans aucune crainte d’être identifiés par les criminels les plus dangereux du pays. Pire encore, leurs caméras ventrales, obligatoires dans leur équipement, étaient déchargées. Que doit-on comprendre ? Une planification minutieuse transformée en chaos ? Une série d’imprudences inexplicables ? Ou une opération destinée à terroriser la population et à imposer le contrôle sur la ville, en toute impunité ?
Colère et manifestations
Le lendemain du massacre, les familles des victimes se sont pressées pendant des heures devant la morgue pour tenter de récupérer les dépouilles de leurs proches. Beaucoup étaient méconnaissables. Toutes ont été autopsiées. La rage des habitants a rapidement trouvé un exutoire : des milliers de motos se sont élancées en un cortège monstrueux sur une vingtaine de kilomètres jusqu’à Copacabana.
Escadrons de la mort : mémoire sanglante
Même si la population en a assez de vivre comme en otage des narcos, elle déplore les méthodes de la police, qui rappellent les sinistres escadrons de la mort de la fin des années 1980. En juillet 1991, le ministère de la Santé révélait le démantèlement de douze groupes d’extermination ciblant les enfants de la rue à Rio de Janeiro. Près de 4 600 enfants et adolescents avaient été assassinés dans les États de São Paulo, Rio et Recife par ces groupuscules, souvent en collaboration avec des policiers corrompus ou retraités. Ils opéraient pour le compte de commerçants cherchant à nettoyer les villes des enfants pauvres et affamés.

Peur des représailles
Les Cariocas vivent dans la peur des représailles du Comando Vermelho. Leur inquiétude est légitime : le lendemain du raid, une jeune femme a trouvé la mort dans son véhicule sur l’autoroute menant à l’aéroport, piégée entre des tirs croisés de deux gangs rivaux. La menace plane particulièrement lors des grands événements : les matchs de football au stade Maracanã, tout proche de la favela de Mangueira ; le réveillon du 31 décembre sur la plage de Copacabana, qui attire plus d’un million de personnes ; et le Carnaval de Rio en février 2026, où plusieurs grandes écoles de samba – de Mangueira à Salgueiro – émergent des favelas.
Stratégie pour affaiblir la gauche ?
Proche des milieux conservateurs, le gouverneur Cláudio Castro semble vouloir tirer parti du chaos sécuritaire. Il avait déjà été critiqué pour avoir aggravé la crise sociale en réduisant de moitié le financement des cantines solidaires destinées aux plus démunis. Aligné sur Bolsonaro et partageant son évangélisme, Castro a construit sa carrière sur des campagnes promettant une lutte acharnée contre le crime et un renforcement des milices paramilitaires. Inébranlable, il qualifie l’opération de succès, consolidant son image de dur à cuire auprès de la base conservatrice, et sa cote de popularité atteint des niveaux inédits.
Son mentor, l’ancien président Jair Bolsonaro (2019-2023), figure emblématique de l’extrême droite, vient d’être condamné à 27 ans et trois mois de prison pour tentative de coup d’État. Représentant un populisme autoritaire, nationaliste et conservateur, Bolsonaro reste en opposition frontale avec le président Lula. À la tête du PT et figure du social-démocratisme, Lula incarne une mouvance progressiste centrée sur la protection des droits des travailleurs. Cette confrontation permanente illustre les clivages entre conservatisme radical et réformes sociales équitables.
Le choc fait vaciller le continent
Ce drame révèle les fractures profondes du Brésil, entre populisme sécuritaire et misère sociale. Ces tensions s’inscrivent dans un contexte particulièrement explosif : un sommet des chefs d’État se tient à Belém les 6 et 7 novembre. Les élections générales du 4 octobre 2026, pour élire le président, le Congrès et les gouverneurs, exacerbent déjà les rivalités. Les narcoterroristes, de leur côté, ont tissé un vaste réseau criminel qui dépasse largement Rio et le Brésil, avec des ramifications sur l’ensemble du continent.
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