Méfiez vous des eaux dormantes – Nouvelle lamentation lémanique


Prologue

Voici ce qu’un vieux poète doué mais alcoolique
Avait chanté au fond d’un bistrot tout enfumé
A Puringe dans le Canton du Balai: “Oïez, passants pressés
Qui bouffez, mangez et pissez vite sur le pouce
Et arrêtez-vous un moment pour écouter mon histoire!”
On était pressé de rentrer, mais on resta pour l’écouter.

1.
“Ceux de Zizy-le-Haut n’aimaient pas trop ceux”,
Commença le vieux en buvant une grande gorgée de blanc,
“De Quoiquoi-le-Bas, et vice versa, comme toujours
Dans le canton du Balai. Déjà à l’époque, quand les uns
S’étaient convertis au protestantisme,
Les autres sont restés catholiques, mais seulement
Pour emmerder; et quand les autres ont finalement
Adopté la nouvelle religion, les premiers
Sont retournés “aux convictions de leurs ancêtres”,
“Ritornati a la chiesa”, comme disent ceux
De la vallée d’Aoste, pour pouvoir
Mieux maudire les prosélytes.
A la Toussaint, les protestants traversaient le village
Avec du fumier qui débordait sur les charrues, parce que
C’était par pur hasard le moment propice; et quand
Les protestants voulaient une fois par année se recueillir
En silence sans penser à la menace de la prédestination,
C’étaient les Papistes qui égorgeaient leurs cochons.
Et ce fut ainsi à travers les siècles; jusqu’à ce qu’
Un nouvel incident risqua de perturber cet équilibre
De la terreur. Bien que dans les deux bleds, on assurât
Haut et fort le contraire: Ainsi, le boulanger Maserati
À Zizy-le-Haut assurait à tout nouveau venu
Qui entrait dans son magasin: Ici, à Zizy-le-Haut,
On est pas comme dans d’autres villages,
C’est différent, ici à Zizy, on est gentils.

2.
Mais il n’en faut pas beaucoup pour qu’au moindre incident,
le vin tourne, dans le Balai.
Mais écoutez plutôt. A Zizy-le-Haut il y avait
Une porcherie qui déversait son, hm, hm,
Vers le Vouah Gouilly-sans-Fond
Sur la frontière entre les deux communes, mais
Surtout sur le territoire de Zizy, ce qui donnait
Aux Zizyens constitutionnellement, comme disait leur avocat,
Maître Couyon, le droit de, hm, déverser justement
Ce que je viens de dire, dans cet étang. Mais à partir
De cet étang, l’eau, si on pouvait encore appeler
Cette espèce de soupe de l’eau, donc ce liquide assez épais
Il faut le dire se déversait par des canaux souterrains
Vers la petite rivière de Quoiquoi-le-Bas, et de là dans le Roune,
Et de là, eh ben, en de jolies méandres dans le Léman…

3.
Malgré les interventions des Amis
De la Nature et des écolos, considérés ici
Comme des ennemis publics à abattre
Quand on veut, où on veut et comme on veut,
Personne n’était jamais arrivé à faire fermer
Cette porcherie, parce que “la noble culture
De notre cochon ancestral constitue le nerf vital
De la commune”, comme disait M. le Maire
Dans chaque discours, en lorgnant anxieusement
En direction du propriétaire de la porcherie
“Le Fleuron Puringeois”, par le gros Aïrot dirigé,
Qui une tête de cochon avait, qui toujours de noir vêtu était
Et accompagné de son épouse Kathleen, une Américaine,
Qui ressemblait par contre à une poupée Barbie, elle,
A qui on aurait donné un bon coup de pied dans le cul
Sans faire la moindre concession quand ils passaient
Comme des vrais grossios dans leur Jeep Tchérokie.

4.
Un dimanche du mois d’août, il faisait chaud,
Un journaliste stagiaire du “Balai Indépendant”,
Néophyte, naïf, se promenait dans cette zone interdite,
Où il n’y avait même pas de chemin balisé,
Ni la moindre indication sur le panneau d’orientation
En face de la mairie. Le jeune homme était
Un peu étourdi par la chaleur,
Et il prenait les odeurs qui venaient à sa rencontre
Plutôt pour une hallucination olé factrice.
Jusqu’à ce qu’il se trouva tout droit en dessus
De ce trou de verdure, rempli de purin, duquel des bulles
Montaient et explosaient silencieusement dans ce paysage de rêve.
Un cauchemar! LA POLLUTION TOTALE!
Et il fit un article, et ce qui est encore “plus pire”
(comme disent les jeunes de nos jour):
Il le publia même! Comme le réd’en-chef était en vacances,
Personne n’était là pour protéger ce jeune idéaliste
Stagiaire suicidaire des effets assassins de la publication
De sa découverte! Car dans ces régions Alpines
Montagneuses, au dessus de la constitution et du code civil
Et criminel, il y a une loi plus intransigeante et incontournable,
Non, ce n’est pas la loi divine, mais c’est la loi du silence.

5.
Quand le rédacteur de la rubrique locale
Rentra de vacances,
Il trouva son bureau vide.
– Mais où il est, mon remplaçant?
Demanda-t-il à l’informaticien
Qui était en train de remplir
Les formats par des textes
Qu’il avait pêché à la toile sur le Ouebe
Et de les couper à la fin ou au début,
Quand ils n’y rentraient pas.
– On a dû le chasser,
Malheureusement
– Mais, je ne comprends pas:
Je le connais,
C’est le fils d’un copain à moi,
Etudes brillantes,
Diplômes et tout le chenil.
Est-ce qu’il a été incapable?
– Non, je crois, que c’est le contraire:
Il était trop capable
– Mais Comment ça?
– Je crois qu’il.., enfin: qu’il mettait
Son nez dans des choses
Qui ne le regardaient pas.
Vous vous souvenez,
de cet autre stagiaire,
Il y a quelques années?

6.
Mais bien sûr: le rédacteur se souvenait très bien,
Sans que le nom fût prononcé:
Il s’agissait d’un petit homme très désagréable,
Une espèce de gauchiste, qui confondait
Perpétuellement journalisme et mission engagée.
Une fois, il accusait le maire
De distribuer du fuel à chauffer
À ses fidèles électeurs
Une tradition ancestrale pourtant
A Zizi-le-Haut. Et tout le monde
Etait au courant que le fuel
Etait commandé avec la mention:
“Chauffage des locaux administratifs”
Ce qui, dans un certain sens figuré,
N’était rien que correct, puisqu’il agissait
Des maisons des électeurs de la liste majoritaire
Qui étaient chauffées avec ce fuel communal
Pendant deux hivers… Mais il y a partout
Des gens qui mettent longtemps à comprendre,
Et même certains ne comprendront jamais…

7.
Tiens, voilà: à lui-même, le rédacteur
De la rubrique locale une tuile semblable
A celle de ce gauchiste avait failli arriver
Dans ses débuts, quand il avait voulu faire
Un article vâââââââguement critique
Sur un projet de festival théâtral mégalomane
Qui risquait d’engloutir des millions de subventions
Sans donner de résultats, parce que les “petites mains”
D’une dame bénévole s’étaient avérées être
Un peu trop saisissantes, même “ravissantes”:
Je vous avertis, lui avait lancé cette directrice
Soi-disant bénévole du spectacle: Ta feuille de choux
Figure parmi nos sponsors, alors fais gaffe
A c’qu tu écris!!! Oh, quelle menace! Une autre fois
Il avait appelé un politicien “le turbo de l’écologie”,
Parce que celui-ci avait demandé publiquement
Qu’il fallait “mettre un grand coup d’accélérateur
Sur les énergies renouvelables”, après quoi
On lui avait conseillé de ne jamais citer textuellement
Les propos des politiciens, faits à chaud, mais toujours
Dans le discours rapporté et en plus enveloppés
Dans des formes adoucissantes du conditionnel,
Et ramollis plutôt avec trois gros guillemets
Que de deux seulement, par exemple: M. le Maire
De Zizi-le-Bas, pardon: le Haut, aurait dit
Qu’il faudrait peut-être “limiter la vitesse
De la circulation sur le chemin vicinal des Erables
A 70 km/h le dimanche après-midi” si possible.

8.
Voilà les casse-tête quotidiens
D’un journaliste de province
Sous l’impitoyable
Loi du silence,
Dit le journaliste
Et commanda encore un trois décis.
Dans quelles “choses”,
Alors, il aurait mis son nez,
Demanda le rédacteur,
Et il sentait la sueur perler
Sur son front bronzé au soleil chypriote.
– Dispensez-moi des détails, s’il vous plaît,
Soupira le metteur du journal
En s’essuyant le front ridé,
Comme on appelait ces typographes
À une époque encore, ou c’était un véritable art
De créer une belle page de journal,
Et pas seulement l’exécution d’un ordre
Qu’une machine informatisée vous donne:
Demandez plutôt au chef:
Je le vois arriver dans la cour.
Les mêmes questions au réd’en chef.
– Je suis désolé,
C’était un excellent journaliste.
Mais il nous a fait une grosse saloperie. Et en plus,
Il n’était pas bien placé pour ça.
– Comment ça: une saloperie?
– Je sais qu’on n’peut pas trop interdire aux jeunes gens
D’écrire à leur aise: politique, musique, sexe,
Ils ont toutes les libertés imaginables que nous,
On n’avait pas encore: c’est pas vrai, ça?
Tu t’souviens quand j’ai écrit ici le premier article
Pour accueillir le MacUndo du carrefour là-bas, à
Quoiquoi-le-Bas? C’était la révolution dans les chaumières!
– Oui, jusqu’au jour où tu leur as promis
Qu’ils pourront vendre leur viande de boeuf.
Ce qui n’était pas le cas, d’ailleurs, après
– Oui, mais ça, c’est oublié depuis longtemps.
Dans notre métier, il ne faut jamais regarder en arrière,
Tu le sais très bien, parce qu’il n’y a rien qui est plus vieux
Que le journal d’aujourd’hui. D’ailleurs:
Qu’est-ce que tu as prévu pour la Une de demain?

9.
– Ecoute, tu n’arriveras pas à me détourner du sujet:
Qu’est-ce qu’il a fait, le petit, pour être sanctionné
Aussi cruellement?! – Il a foutu la merde ici.
Et une grosse. On ne peut tout de même pas écrire
N’importe quoi ici chez nous! Voilà tout.
Et l’incident est clos. Et on n’en parle plus. Pigé?
À moins que toi, mon cher – Non, non, j’ai compris,
Répliqua le rédacteur de la rubrique locale, et
Sur la pointe des pieds il retourna
Dans son petit bureau
Et ferma bien la porte derrière lui.
Parce qu’il avait quand même les traites
De son pavillon préfabriqué à payer,
Et son fils Kévin était en première année de fac.
Il voulait faire journaliste, comme son père, Kévin.
Et ce n’est pas donné, putain de con de merde,
Ces études, s’écria le journaliste et commanda un demi,
Cette fois-ci. Alors il fallait bien encore trimer
Quelques années pour s’en sortir.
Puisque son propre fils aussi
Voulait faire journaliste
Plus tard. Son propre fils,
Lui aussi, oui.
Et il ne voulait pas
Compromettre son avenir,
Lui, le papa.
Eh, bien, le papa, c’est moi,
Dit le vieux poète
Et commanda encore un trois décis.
Et mon fils, il fait du “People” maintenant
Pour un journal gratuit
Distribué par kilos à la pelle
Dans nos gares
Voilà le résultat de mon sacrifice.
Et basta! Et à ta santé, Satan!”
Ainsi conclut le poète
Qui commanda un autre trois décis

hpg, juillet 2005.

L’auteur est poète et écrivain, www.hpgansner.ch

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