Les musiciens roms de rue dans l’Accueil de nuit


« Mon Dieu! Ne peut-on pas laisser en paix ces nomades? Ils ne sont pas les fauteurs de tous les troubles dont on se plaît à les accabler». (Prof. Eugène Pittard : «Tsiganes ou Bohémiens», 1932.

PAR KUDRET ISAJ

4, chemin Galiffe, 19h30 du soir.

Dans ces longues et froides nuits de l’hiver, lorsque la bise coupe les visages comme une lame, durant ces jours pluvieux du printemps, quand Salevi, l’Olimpe de Genève, pose sa tête majestueuse sur les nuages et se coiffe devant le miroir des eaux limpides du lac Léman, les musiciens roms de rue attendent impatiemment que les aiguilles de la montre indiquent 19h30 pour qu’ils entrent enfin dans la cour de l’Accueil de Nuit de l’Armée du Salut. L’adresse de ce foyer charitable et hospitalier est aussi connue que le jet d’eau, l’horloge de fleurs ou la gare Cornavin de la ville de Genève. Le numéro de téléphone de l’Accueil de Nuit 022/338 23 90 est parmi les plus recherchés par tous ceux qui veulent passer leur nuit à Genève dans un foyer à bas prix.

Tout au long du chemin Galiffe, cinq maisonnettes en bois se voient rangées à distance égale et parallèle, si bien que, considérées d’en haut, elles ressemblent à cinq grandes ruches alignées l’une après l’autre. Les deux premières, près du chemin de fer, ont des appartements loués ou achetés, alors que la troisième, dotée d’un beau jardin et d’un atelier, appartient à un centre social protestant. La quatrième, numérotée toujours à partir du chemin de fer, c’est l’Accueil de Nuit, bien différenciée grâce à son emblème de l’Armée du Salut, qui rayonne de loin dans la nuit, rehaussé de son symbole de gîte alpin.

Depuis vingt ans, l’Accueil de Nuit est administré par le Centre-Espoir. Son directeur, Jean-Marc Simonin suit de près toute l’activité du foyer. Son cœur ressent les mêmes extra-systoles et connaît la même taquicardie que l’équipe dévouée de l’Accueil de Nuit, éprouvant ainsi les joies et les drames de leurs hôtes. Le responsable du service d’accueil Daniel Bouvier, qui sait prêter une oreille attentive à tout interlocuteur, dès le premier abord donne l’impression de quelqu’un très franc, à qui l’on peut ouvrir le cœur. On le voit constamment naviguant sur son ordi, en train de comparer les graphiques de fréquentation de l’Accueil de Nuit suivant les saisons, ou alors en train de rédiger ou corriger son plan de travail ou de prendre des mesures prophylactiques contre l’épidémie de la grippe A H1N1.
Depuis l’année dernière, le petit « bateau » de l’Accueil de Nuit est presque débordé toutes les nuits. Devant le veilleur de nuit, ce « capitaine de l’embarcation », tous les passagers sont égaux. Personne ne peut s’attribuer un quelconque privilège aux dépens des autres en raison de son poste, origine, religion ou de ses liens personnels. Son principe de base est bien connu : tous ceux qui sont présents à 19h30, ont droit de se présenter devant le réceptionniste pour s’inscrire et se munir d’un ticket comportant le numéro de leur chambre. Si l’on est bien tardif, personne ne peut garantir une place, vu le nombre limité de lits.

La cinquième maisonnette, proche de l’Accueil de Nuit, est administrée depuis des années par une association des scooters de la ville. Les musiciens tsiganes de rue, fatigués par une longue journée, ne peuvent savoir lequel des deux réceptionnistes sera de service cette nuit-là : Jean-Pierre ou Pablo, ayant chacun son propre tempérament. Le premier est impulsif, et cherche à être toujours précis, telle qu’une montre suisse. Les sciences exactes auxquelles il a été diplômé ont laissé leur trace dans sa personnalité et son caractère. Il est venu à l’Accueil de Nuit après une longue expérience de 28 années au TELECOM, ayant ainsi de vastes connaissances dans le domaine de l’informatique. Il est né à Genève, bien que les racines de l’arbre généalogique de sa famille poussent jusqu’au canton de Vaud.

L’autre réceptionniste, Colombien d’origine, est d’une nature plus douce et romantique. Mais il a une volonté de fer et un caractère indomptable. Si un titre de roman manque sur son bureau, c’est tout simplement parce que quelque chose ne va pas comme il se doit chez lui. Depuis trente-quatre ans, il habite avec sa famille à Genève, mais garde toujours des rapports étroits avec la communauté hispanophone. D’ailleurs, celle-ci frappe de plus en plus à la porte de l’Accueil de Nuit. Les portraits de ces deux réceptionnistes sont aujourd’hui bien connus à Genève. Dans chaque rue, parc ou tram, ils vont sûrement tomber sur leurs « hôtes » de nuit, qui ne manquent pas de les saluer cordialement, comme des amis de longue date.

Il est rare de trouver à Genève une famille dont les membres ont tous des origines différentes. Un tel facteur de diversité linguistique ne fait qu’enrichir le milieu pluriculturel de la ville de Calvin. Concernant les coordinateurs sociaux, les musiciens roms de rue vont constater uniquement à 19h30 lequel des deux, Samuel ou François, sera de service cette nuit-là. Il leur ouvrira la porte et les invitera à entrer dans la cour du foyer. A gauche, trois rosiers rouges seront les premiers à souhaiter la bienvenue aux hôtes de nuit. Et quand on laisse les fenêtres ouvertes, l’arôme des fleurs inonde directement la salle à manger. Le réceptionniste, fin connaisseur de la psychologie humaine, sait établir un dialogue constructif avec tous les habitants de l’Accueil de Nuit. En particulier avec les musiciens roms de rue, quand il leur lance parfois quelque blague, en signe d’amitié. Ce qui leur rend moins pénible la fatigue de la longue journée. Et dès qu’ils font les premiers pas dans le couloir de l’Accueil de Nuit, ils sont envahis par un seul désir, qui devient impérieux.

LA DEVISE DE L’ARMEE DU SALUT : SOUPE – SAVON – SALUT

La vapeur d’une bonne soupe de légumes, invite les musiciens tsiganes à ne pas être trop perplexes. Un thé noir également, assez chaud, ne les laisse pas indifférents. Tous les membres de leur corps sont exténués. Et c’est alors qu’un calme intérieur inonde leur corps et âme. Le bruit caractéristique d’un lave-vaisselle, qui remplit et dilate sans cesse ses poumons, les envoie bizarrement, par association d’idée, à un petit bateau à vapeur.

Au premier étage, sur les murs de la salle à manger, comme partout ailleurs, l’on peut lire des écriteaux, comme quoi le tabac, la drogue et l’alcool sont strictement interdits à tous les hôtes. Les poutres apparentes qui décorent le plafond font de la salle à manger une ambiance plutôt rustique et familière. De même, la douce lumière jaillissant des néons rend l’ambiance plus attrayante et chaleureuse. A ce moment-là, l’un des musiciens gipsys s’approche de la petite fenêtre du réceptionniste de nuit pour lui remettre les passeports de son groupe en vue de faire leur inscription.
Selon une tradition qu’ils suivent régulièrement, ils choisissent toujours leur « chef », qui fait office aussi bien d’interlocuteur linguistique, que d’« avocat ». Mais les faits témoignent que les musiciens roms de rue ne passent pas d’habitude pour auteurs de délits, ni pour fauteurs de troubles publics. Ceux qui viennent à l’Accueil de Nuit, portent toujours sur l’épaule leur « arme » de divers modèle et calibre. Ils ne cherchent jamais à les dissimuler, bien au contraire, ils les affichent ouvertement. Les voyant venir « armés », le réceptionniste ne perd jamais son calme. Car il sait que la plupart d’entre eux n’ont rien de commun avec ceux qui peuvent être accusés de porter des armes sans permis. Leurs « armes », auxquels ils tiennent tant, sans jamais les quitter, ne sont rien d’autres que leurs instruments de musique. George porte sur l’épaule un violon, Alexandru, un petit instrument à vent qui s’appelle cornet, Florin lui, porte un accordéon, Marian, une guitare, Nelu, une contrebasse, et Radu, des tambours. Tout comme leurs ancêtres, leurs grands-pères et leurs pères, rares sont les musiciens roms de rue à connaître les notes de musique. La musique est pour eux comme l’air qu’ils respirent, elle jaillit du fond de leur âme et circule à l’intérieur de leur corps comme le sang dans leurs veines. Aucun d’eux n’a la chance de caresser avec ses doigts un vrai Stradivar. Quoique l’on ne puisse exclure la possibilité de voir un jour naître un Paganin parmi eux, apte à bouleverser les scènes du monde.

L’Accueil de Nuit est un lieu d’hébergement provisoire en urgence, destiné à toute personne, homme ou femme se trouvant sans abri pour la nuit, dont la durée du séjour est limitée. Le prix d’une nuit est 15 Fr. On propose aux usagers le lit propre, la douche, la soupe et le thé le soir, ainsi que le café et petit déjeuner, le matin. Soupe, savon, salut. Telle est la devise de l’Armée du Salut depuis ses débuts voilà 140 ans. Chaque chambre à l’Accueil de Nuit, a en disposition deux lits. Durant la période de l’hiver, depuis la fête de Noël jusqu’à la première semaine après la Pâque, l’Armée de Salut met en disposition des usagers à midi des repas chauds gratuitement. Chaque usager normalement a le droit de dormir dix nuits dans une période de trois mois. Les enfants, accompagnés d’un adulte responsable, sont aussi bien venus. L’Accueil de Nuit est ainsi l’« hôtel » le plus bon marché à Genève, sans pour autant être un « hôtel » où quiconque peut passer ses vacances. Le séjour de dix nuits à l’Accueil est une règle suivie avec la plus stricte observation que ce soit par le réceptionniste ou le coordinateur social. L’Accueil de Nuit est dans un sens une certaine « trinitine » du service d’urgence de la ville de Genève pour venir en aide à tout moment à ses « patients », à ces personnes sans abri fixe, afin qu’ils puissent affronter tout moment de crise, ne pas paniquer et voir aussi vite que possible une lumière au fond du tunnel. Il y a un an à peu près, à l’Accueil de Nuit frappaient d’habitude des personnes avec ou sans papiers réguliers, avec ou sans identité légale. Aujourd’hui, 70 pour cent environ des hôtes de l’Accueil de Nuit sont des personnes qui travaillent, munies de papiers régularisés, et qui demandent également un abri pour leurs propres familles. La majorité écrasante de ce contingent est composée d’Espagnols et de Portugais, contrairement à ce qui se passait il y a un an, quand les Tsiganes et les Roumains prenaient la tête de la liste. Si chaque personne ayant passé la nuit à l’Accueil de Nuit mettait dans un atlas du globe, affiché devant lui, un petit drapeau de son pays d’origine, ce centre d’accueil de Genève aurait gagné sans faute le « statut » d’une mini-ONU. Car, une même chambre est partagée aussi bien par un Egyptien et un Portugais, que par un Roumain et un Espagnol, un Turc et un Japonais, un Algérien et un Canadien, un Italien et un Russe, un Français et un Sénégalais, un Allemand et un Géorgien, un Népalais et un Grec, un Albanais et un Américain, un Belge et un Hongrois, un Rom et un Suisse…

Le haut niveau de vie et les prix des appartements montant en flèche obligent les hôtes de l’Accueil de nuit de vivre en célibataires. Pour une durée indéterminée, ils ne peuvent se permettre le luxe d’amener leurs femmes et enfants à Genève. Nous sommes témoins de ces cas innombrables lorsqu’on sonne à l’Accueil de Nuit aux premières heures après minuit. Quelqu’un cherche un lit pour dormir, les poches vidées, ne sachant plus où trouver les 15 francs pour payer la nuit. Le réceptionniste offre alors gratuitement un lit à ce voyageur attardé. L’Armée de Salut est ainsi une adresse importante pour les personnes en détresse, afin d’aider les pauvres parmi les pauvres. L’Armée du Salut, ce mouvement international, fait partie de l’Eglise chrétienne universelle. Elle fut fondée par le pasteur méthodiste William Booth en 1865. Son message est fondé sur la Bible. Le 10 décembre 1882, la Maréchale Catherine Booth et le Colonel Sidney Clibborn ont créé l’Armée de Salut de Genève. Ce mouvement a été connu comme une institution religieuse par décision du Tribunal Fédéral de Suisse en 1889.

Si l’on nous permettait de faire une comparaison, l’Armée du Salut ressemble à cette mère ayant plusieurs enfants. Et, si un jour, on demandait à cette mère : lequel de tes enfants tu aimes le mieux ou tu aimes le moins, sa réponse aurait sûrement la valeur de la métaphore suivante, bien compréhensible : Une aigle vole depuis quelques temps, à côté de son aiglon, lequel, affamé, demande à être nourri. Sa mère, en dépit des efforts déployés, n’a pu trouver de la nourriture sur les cimes des montagnes. Alors son petit se plaint qu’il ne peut résister longuement. Ses ailes affaiblies ne le supportent plus. Son regard s’obscurcit, et il a l’impression que le ciel va lui tomber sur la tête. Sa voix s’affaiblit, comme ce lit de torrent qui se rétrécit par la sécheresse du mois d’août. Alors, que reste-t-il à faire à notre aigle à ces moments si tragiques, quand la vie de son petit est en jeu ? Avec ses griffes, elle arrachera un morceau de son corps pour que l’aiglon trompe sa faim dévorante. La voyant faire, il sait désormais remercier sa mère avec son regard que lui seul peut communiquer. Et c’est alors qu’il décide de ne jamais quitter sa mère, prête à se sacrifier pour lui. Désormais, l’aiglon a repris ses forces et les horizons se déploient devant lui. Le monde lui semble plus beau. Tous les deux, mère et fils, battant vigoureusement leurs ailes et atteignent finalement leur nid. Quiconque les voit entrelacés, faisant un corps unique, se persuade que l’aigle et l’aiglon resteront éternellement la symbiose de l’une l’autre.

VIE ET MUSIQUE DE BOHEMES

L’équipe de l’UMUS (Unité mobile d’urgence sociale), ainsi que l’autre équipe, l’Abri de Vollande, frappent de temps en temps à la porte de l’Accueil de Nuit, minuit passée. Mais à sa porte frappent surtout et avant tout des personnes qui se voient sur le pavé ou rejetées par le mauvais sort. Il s’agit entre autres, de personnes âgées, malades, ou ayant des conflits familiaux, de voyageurs surpris par la nuit, ou alors d’étudiants sans revenus suffisants. Tous les hôtes de l’Accueil de Nuit sont égaux, ce qui signifie qu’il n’y a point parmi eux de patriciens ou de plèbe, de roi ou de courtisans. Tous sont nobles, appartenant à un seul rang social, bien égaux donc du point de vue de la hiérarchie sociale. Et il va de soi que les musiciens tsiganes ambulants ne se sentent nullement inférieurs par rapports aux autres.

Ils connaissent bien désormais la règle d’or de l’Accueil de Nuit: le premier, est servi. En principe, à l’Accueil de Nuit il n’y a pas de réservation, sauf dans les cas où sont prises en considération les personnes recommandées par les institutions médico-sociales de Genève. Tout près de l’Accueil de Nuit, il y a un petit parc avec de grands arbres, une fontaine d’eau froide et quelques bancs en bois. Durant les saisons sèches, des dizaines de Roms y plantent leurs tentes pour passer la nuit. Le réceptionniste, qui affiche ouvertement sa sympathie pour ces bohémiens incorrigibles, s’adresse au groupe des musiciens roms :
– Combien vous êtres pour ce soir ?
– Six, Monsieur, répond Florin, fraîchement élu « chef » du groupe.
– Vous savez combien de francs vous devez payer, n’est-ce pas ? demande de nouveau le réceptionniste.
– Oui, vous avez ici 90 francs pour six personnes, dit l’autre en avançant vers lui quatre tasses de soupe remplies de petites monnaies.

Le réceptionniste, pour lequel de telles « opérations » financières ne sont pas les premières, jette un regard vers l’horloge. Le téléphone sonne et une douce voix féminine interrompt un moment son comptage. C’est de la part de l’équipe de l’UMUS, pour savoir s’il y a une place libre pour cette nuit-là, s’agissant d’une femme avec son petit. Une fois la conversation finie, le réceptionniste se remet à sa tâche pour compter centime par centime le « trésor » de ces hôtes, qui forme un beau monceau sur son bureau. C’est le fruit de quelques jours de travail de ces musiciens, le prix de leur fatigue et sueur dans les rues et les parcs de la ville de Genève.

200 pièces de 10cc = Sfr.20 ; 160 pièces de 20cc = Sfr.32
40 pièces de 50cc = Sfr.20 ; 8 pièces de 1F r = Sfr.8
5 pièces de 2Fr = Sfr.10. Total : Sfr.90.

A l’écran de télé de la salle à manger, le présentateur du journal de la télévision suisse romande Darius Rochebin, fait un commentaire sur la visite à Tripoli du Président de la Confédération de la Suisse Hans-Rudolf Merz. Mais même s’il y avait ce soir sur le petit écran un film de Julia Roberts, les musiciens roms de rue n’auraient pu le suivre jusqu’à la fin. Car la fatigue et le sommeil pèsent lourdement sur leurs paupières. Une fois terminée leur soupe chaude et pris une tasse de thé avec leurs amis, il ne reste plus à ces musiciens ambulants qu’à se lever péniblement et à passer sur les épaules leurs instruments de musique. L’un des préposés au service de nuit, Ivan ou Ursula, va donner à chacun d’eux un savon, une serviette, un drap et une taie d’oreiller propres. Finalement, après une longue journée, ils vont prendre une bonne douche, d’eau chaude, avant de se coucher sur un lit confortable. Ils montent alors les quinze marches en bois du premier étage pour atteindre leurs chambres à coucher. Et quelques minutes après, les voilà bercés dans leurs rêves. Toutefois, ayant succombé au sommeil, quelqu’un va ronfler très fort, au point que son ami avec qui il partage la chambre sera obligé de le secouer en pleine nuit, ou alors de descendre les escaliers pour prier le réceptionniste de changer de pièce. Un autre, plus expérimenté celui-ci, a déjà pris les mesures préalables en achetant du coton en pharmacie afin de se boucher les oreilles.

JELEM, JELEM

L’éminent anthropologue et scientifique suisse Eugène Pittard, durant ses voyages d’études en Roumanie à la première moitié du XXe siècle, a connu de près la population rom, à laquelle il a consacré plusieurs études et ouvrages. Il est vrai que les Roms connaissent nombre de privations dans leur vie. Mais il est vrai aussi qu’aucun Etat n’est en mesure de leur supprimer un droit unique : leur liberté de se mouvoir, leur exil permanent. Bien qu’ils aient émigré de l’Inde il y a 1200 ans selon les documents historiques, ils continuent d’errer dans le monde comme un peuple sans patrie, comme si une malédiction biblique avait été écrite sur leur front. En Italie, ils sont appelés Roms, en Grande Bretagne Gipsys ou Travellers, en France Bohémiens, en Espagne Gitans, au Pays-Bas Heiden. Ils appartiennent dans leur majorité aux groupes Sinti, Manouches, Kalderaches, Lovar, Arlije, entre autres. Afin de personnifier ce mouvement apocalyptique, leur hymne national est justement intitulé : « Jelem, Jelem », ce qui signifie « Marche, toujours marche ». Leur drapeau est moitié vert (symbole de la terre), moitié bleu (symbole du ciel), ayant au centre une roue rouge (symbole du mouvement). Comme ils sont visiteurs permanents de l’Accueil de Nuit de l’Armée du Salut, l’on peut distinguer de temps à autre quelque mot de leur langue. Ils appellent par exemple « Gadji » tous ceux qui ne sont pas Roms. Leur langue est issue du groupe indo-aryen et comporte deux genres, féminin et masculin. Il est à regretter que seul un nombre limité de Roms soient capables de lire et d’écrire leur langue maternelle. Grâce au soutien financier de l’Ambassade suisse au Kosove, le roman « Le général de l’Armée morte » de l’écrivain albanais renommé Ismail Kadaré a été traduit et publié dans la langue rom. Le traducteur est Ibrahim Elshani et l’œuvre est intitulée : « Mula armadako generalo ».

GENEVE-BUCAREST

Dans leur sommeil profond, les musiciens roms de rue rêvent d’une longue caravane de chevaux qui voyage sans répit à travers les rues d’Europe. Les frontières de jadis sont abattues et la Roumanie est désormais membre de l’Union Européenne. Leurs instruments de musique gardent le silence dans les chambres à coucher. Seul le sifflement des trains perce l’atmosphère humide de la nuit. Car l’Accueil de Nuit se situe si près du chemin de fer, qu’on entend facilement le galop des trains se relayant, comme les athlètes dans une course. Et voilà que dans leur rêve, violons, clarinettes, accordéons, guitares et violoncelles sortent d’un pas léger de leurs chambres et montent l’un après l’autre aux wagons pour se diriger vers Bucarest ou une autre ville roumaine. Ils n’ont pas besoin de tickets pour effectuer un tel voyage. D’ailleurs, aucun contrôleur ne peut les arrêter. Durant tout ce trajet, ils gardent le silence, ne laissant échapper aucun son de leur ventre. Seule la lune, réduite à moitié par la nostalgie, est témoin de ce voyage mystérieux. Et lorsqu’ils vont arriver à Bucarest, de nouveau, ils n’auront pas besoin de taxis pour trouver la maison de leurs maîtres. Ils y entreront sans frapper, pour prendre dans leurs bras les enfants, même s’ils n’ont pas apporté de Suisse de cadeaux pour eux; ils y assouviront toute leur nostalgie pour leurs femmes et sœurs, même s’ils n’ont pas acheté de manteaux chauds pour elles ; ils y embrasseront leurs mères et pères, même s’ils n’ont rien à leur offrir, ne fût-ce qu’un paquet de cigarettes ou du café moulu. L’heure de rentrer va vite venir. Il faut qu’ils regagnent leur chambre à coucher dans l’Accueil de Nuit à Genève, où une nouvelle journée de travail les attend.

Il est déjà six heures du matin et il fait jour depuis quelques instants. Le vent froid de novembre a éparpillé les feuilles d’automne dans la cour et le paysage donne l’impression, sous quelque angle de vue, d’avoir fui le studio d’un peintre expressionniste. Le Rom Florin, suivi de ses amis, après avoir passé son accordéon sur l’épaule, sort de sa poche un paquet Malboro et demande à Jean-Pierre, le réceptionniste, un briquet pour allumer sa première cigarette. Les instruments, accrochés aux épaules de leurs maîtres, dans leur innocence, se permettent de temps à autre à sortir quelque son plaintif, comme s’ils voulaient confier un secret. Mais sans point y parvenir. Peut-être garderont-ils alors leur mystère jusqu’à la fin. Ou peut-être effaceront-ils complètement de leur mémoire cette nuit-là, qui les a amenés si loin.

Il y a quelques années, un documentaire scientifique télévisé présentait le noyer comme un arbre qui subit des métamorphoses, et qui fonctionne comme un appareil photographique à blitz chaque fois qu’il y a des éclairs et des tonnerres. Peut-être leurs instruments ont-ils alors réussi à prendre quelques photos durant leur visite nocturne à Bucarest. Et dans cette éventualité, il ne leur restera qu’à développer leur pellicule et les photos tirées resteront l’unique témoignage du voyage d’un rêve par le train de minuit dans ce long parcours Genève-Bucarest…

La salle à manger où l’on prend le petit-déjeuner bourdonne, à cause des voix élevées des hôtes de l’Accueil de Nuit. Le café chaud laisse échapper sa vapeur. En fait, s’ils étaient libres de choisir entre le café et le lait, les musiciens roms n’auraient hésité à aucun moment. Dans leur rituel ethno-culturel, le lait est un « élément chimique » si important que, s’ils avaient le choix, ils pourraient l’ajouter au tableau de Mendelejev.

Sur le petit écran, le journal d’Euronews vient de commencer. Les musiciens jettent un regard dans la cour, où des pigeons picorent tranquillement sur des miettes de pain. Comme ils voulaient eux aussi connaître leur paix, leur calme, ne fût-ce qu’un instant, qu’un jour ! Ou du moins, d’en rêver ! Olinda, une ancienne employée de l’Accueil de Nuit, vient d’entrer dans la salle à manger et nos musiciens la saluent à haute voix, tous en chœur. Il n’est pas étonnant qu’Olinda ait gravé dans sa mémoire certains de leurs noms ou visages, puisqu’elle travaille dans ce foyer depuis vingt ans. Et avant de mettre les pieds dehors, voilà nos hôtes qui lèvent la tête, selon leur habitude, pour voir si le ciel est nuageux. Car un jour ensoleillé, rend leur vie tellement joyeuse. Ils jettent par la suite un coup d’œil sur les trois rosiers de la cour, où l’un d’eux dresse un bouton qui éclot. Quelle joie ! Une joie qui leur suffit largement, qui est même de trop. Car à ce bref instant de la nouvelle journée, ils sentent en eux le bonheur des 365 jours de l’année. Tel a été en tout le temps leur sort, et leur âme rebelle va peut-être rester inchangée pour toujours. Ils ne forment pas de projets à long terme pour leur avenir, et toute la philosophie de leur vie se résume à un seul crédo : « Aujourd’hui, jouons de la musique. Aujourd’hui, trouvons un lit pour dormir. Aujourd’hui, allons gagner quelques sous. Aujourd’hui, buvons un verre ».

Et nos musiciens roms de rue absorbent tout son chlorophylle au jour naissant, du matin au soir, avec une telle passion et amour, comme s’il s’agissait du dernier jour de leur vie. Bohémiens éternels. Jelem, Jelem.

L’auteur est journaliste indépendant à Genève. kudretisaj@hotmail.com

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Un commentaire à “Les musiciens roms de rue dans l’Accueil de nuit”

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    Laurette 26 février 2010 at 12:59 #

    Si vrai, si juste. Merci à l’auteur.
    Ce texte me donne envie de faire une fois une visite à l’Accueil de nuit, moi qui travaille dans un accueil de jour et qui côtoie ces musiciens le week end plutôt.
    Ils viennent boire un café, lire ou regarder les journaux. Ils prennent une douche ou un bon bain. Puis ils mangent le repas de midi, payé aussi, j’en témoigne, avec de petites pièces.
    Ces pièces, que je compte toujours avec émotion et affection en pensant à tout ce que ces musiciens donnent.
    Toutes ces notes, toutes ces musiques, ces voyages, ces vagues à l’âme, ces bonheurs, ces joies…
    Et l’après-midi, après un dernier café, ils s’en vont jusqu’au dimanche prochain peut-être…

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