Ces Hongrois de Slovaquie déchus de leur citoyenneté

La vie de Mme Aladár Tamás a été un voyage perpétuel, sans qu’elle n’ait jamais eu besoin de quitter sa ville natale de Rimavska Sobota. Dans cette ville du sud de la Slovaquie, à une vingtaine de kilomètres de la frontière hongroise et que les Hongrois appellent Rimaszombat, plus d’un tiers des 25.000 habitants revendiquent leur appartenance à la nation hongroise. Comme le relève le journal conservateur «Magyar Hírlap», la vieille femme centenaire est née en 1912 dans l’Empire d’Autriche- Hongrie, puis a vécu successivement en Tchécoslovaquie née sur les cendres chaudes de l’Empire, à nouveau en Hongrie qui annexa les régions du Sud à majorité hongroise pendant la seconde guerre mondiale, de nouveau en Tchécoslovaquie, et enfin en Slovaquie devenue indépendante en 1993.

Elle a connue autant de fois de changement de citoyenneté, tout en restant toujours fidèle à sa nationalité hongroise. Le jour où elle a reçu de Budapest le précieux document lui accordant la citoyenneté hongroise elle a été automatiquement déchue de son statut de citoyenne slovaque par Bratislava. Comme cette femme, d’autres personnes ont connu le même sort ces dernières semaines. Leur nombre est ridicule au regard du demi-million de Hongrois recensés en Slovaquie, quelques dizaines à ce jour selon la presse locale, mais la situation interpelle.

Retour au mois de mai 2010: fort de sa « super-majorité » au parlement hongrois, le gouvernement conservateur de Viktor Orban – qui vient de reprendre le pouvoir après huit années dans l’opposition – fait voter une loi facilitant l’octroi de la citoyenneté hongroise aux Magyars d’outre-frontière. Toute personne capable de prouver son origine hongroise peut dès lors se voir octroyer la citoyenneté hongroise, sans plus aucune condition de résidence en Hongrie. Il s’agit pour la droite hongroise de «réparer l’injustice historique» que constitue le traité de Trianon qui a dépecé le royaume de Hongrie après la première guerre mondiale. Une aubaine pour les plus de 2 millions de personnes potentiellement concernées, notamment en Roumanie, en Slovaquie et en Serbie. Quelques heures plus tard, la Slovaquie riposte et amende à son tour son «code de la nationalité» de manière à déchoir automatiquement de sa citoyenneté slovaque toute personne acquérant une seconde citoyenneté.

Mais que fait l’Europe?

L’Europe a renoncé à s’occuper de la question des minorités à laquelle elle est devenue insensible et tend aujourd’hui à la déléguer à un niveau national. C’est en tout cas l’avis de Kinga Gal, eurodéputée du parti populaire européen et juriste spécialiste du droit des minorités en Europe centrale qui a dénoncé « les griefs que les Etats-nations causent à leurs minorités », au cours d’une conférence organisée ces derniers jours par la Fédération des organisations hongroises en Europe occidentale (NYEOMSZSZ).

A-t-on déjà vu le Président d’un Etat membre de l’Union européenne se faire refouler à la frontière d’un autre Etat membre? C’est ce qui est arrivé en août 2009 au président hongrois d’alors, László Sólyom, «malvenu» chez ses voisins slovaques. Cela semble incroyable entre deux pays membres de l’Union Européenne, et pour tout dire grotesque. Pourtant, dans cette «guéguerre» qui oppose les deux pays, l’Union européenne ne trouve rien à redire. Et pour cause, elle n’y peut strictement rien car les questions fondamentales de nationalité et de citoyenneté touchent à la souveraineté des Etats membres, comme l’explique Gábor Gyulai, coordinateur du programme d’asile au sein du Comité Helsinki. Cette ONG qui apporte une expertise juridique sur les questions de citoyenneté et d’apatridie juge la contre-loi slovaque «étonnante et absurde» et estime qu’«en conséquence des mauvaises relations de voisinage entre les deux pays, les personnes qui souhaitent exprimer leur identité nationale en prenant la citoyenneté hongroise se trouvent dans une situation intenable». M. Gyulai souligne aussi que la nationalité multiple devenant de plus en plus acceptée en Europe, « la réaction du gouvernement slovaque navigue à contre-courants dans une Europe où les identités multiples sont largement répandues et acceptées ».

Impuissante sur la question des minorités, l’Union européenne finance en revanche la construction de ponts pour reconnecter les deux pays. Un pont a été inauguré au mois de février et 4 ponts devraient êtres construits, financés à plus de 80% par l’UE.

L’octroi massif de la citoyenneté hongroise aux Magyars des Etats voisins a fait grincer bien des dents en Europe, certains y voyant – parfois sincèrement, plus souvent de façon opportune – le retour de l’irrédentisme hongrois. Pourtant, « la Hongrie a parfaitement le droit d’accorder sa citoyenneté », rappelle Gábor Gyulai. La Roumanie et la Serbie – où vivent pourtant une importante minorité hongroise – ne s’y sont d’ailleurs pas opposées, car elles-mêmes n’agissent pas différemment, avec les roumanophones de Moldavie et les Serbes de Bosnie-Herzégovine. Selon M. Gyulai « le texte de la contre-loi slovaque semble aussi en accord avec le droit international, dès lors qu’il n’est pas discriminatoire et ne désigne pas un groupe en particulier, et qu’il n’entraîne pas d’apatridie ». En revanche, s’il est observé que son application cible spécifiquement – de manière discriminatoire – les Hongrois, la Slovaquie entrerait dans l’illégalité.

La Cour Européenne des Droits de l’Homme n’ayant pas de compétence en la matière, les voies de recours dans les cas individuels semblent limitées, voire inexistantes. Seule petite lueur d’espoir pour les personnes déchues de leur citoyenneté: dans un arrêt récent, la Cour a déclaré que la perte de sa citoyenneté peut avoir des conséquences si graves pour un individu (en tant qu’élément de son «identité sociale») qu’elle peut relever de la violation de l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme relatif à la vie privé et familiale.

L’Union européenne n’a rien pu faire non plus lorsque la Slovaquie s’est dotée à l’été 2009 d’une loi linguistique répressive à l’encontre de la minorité hongroise. Le groupe européen des libéraux (ADLE) avait pourtant condamné de façon très dure – et même excessive – la politique de «harcèlement» et de «purification ethnique» menée par Bratislava à l’encontre de ses minorités ethniques. «Cette loi terriblement restrictive dévalorise et opère une discrimination à l’encontre des personnes s’exprimant en hongrois ainsi que dans d’autres langues minoritaires. Elle établit la suprématie du slovaque en tant que  langue officielle.» Réponse de la Commission européenne via sa vice-présidente Viviane Reding : «L’Union européenne n’a pas le pouvoir de protéger la liberté des minorités d’utiliser leur propre langue».

« Les victimes sont les Hongrois de Slovaquie »

Béla Bugar appelle à voter pour son parti Most-Hid – la principale force politique représentant la minorité hongroise de Slovaquie – aux élections slovaques du 10 mars.

Depuis qu’ils ne sont plus des «pays frères» au sein du bloc socialiste, les querelles entre la Hongrie et la Slovaquie n‘en finissent pas. Et c’est bien connu, «quand les éléphants se battent, les souris trinquent». Le principal parti des Hongrois en Slovaquie, Most-Hid, reconnaît le caractère légitime de la loi sur la double-citoyenneté mais reproche à Budapest son ingérence dans les affaires slovaques. Sa porte-parole Nora Czuczorova déplore que « la loi sur la double-citoyenneté n’ait pas fait l’objet de consultations avec tous les représentants des Hongrois de Slovaquie, pas plus qu’avec le pouvoir slovaque ».

La défaite aux dernières élections slovaques du parti historique des Hongrois de Slovaquie, officiellement soutenu par le gouvernement de Viktor Orban, a été un véritable camouflet pour la politique de Budapest. Né un an plus tôt de la scission de la frange libérale de ses membres, Most-Hid s’est imposé comme le principal parti hongrois avec une position plus souple dans le dialogue avec Bratislava. « Plutôt que d’être résolus dans le cadre de la Slovaquie, les conflits interethniques sont gonflés artificiellement. La FIDESz s’est immiscée dans la campagne électorale slovaque et a ainsi renforcé les forces nationalistes. Les victimes sont les Hongrois de Slovaquie« , estime Nora Czuczorova

Cette attitude relativement agressive de Budapest alimente les fantasmes des nationalistes slovaques toujours prompts à entrevoir des projets séparatistes de la part des Hongrois, quand bien même la Hongrie a officiellement renoncé à toute politique irrédentiste. Mais ces minorités hongroises sont aussi un levier politique extraordinairement efficace pour les deux parties: agiter les sentiments anti-hongrois d’un côté, et faire revivre le mythe de la Grande Hongrie de l’autre, restent les meilleurs moyens de se poser en dirigeant protecteur de son peuple et de détourner l’attention des autres problèmes. Le numéro de duettiste est bien rôdé et quand Budapest coupe les oignons, Bratislava pleure, et inversement. « Ce qui se passe en Hongrie peut être mortel pour la Slovaquie. […] La double citoyenneté est un phénomène indésirable, compte tenu du fait qu’elle engendre un attachement à deux pays simultanément », avait exagéré le Premier Ministre socialiste Robert Fico, tout heureux de l’intrusion de Budapest dans la campagne électorale au printemps 2010 pour détourner l’attention de son opinion publique du scandale lié aux financements obscurs de son parti.

Avec le probable retour au pouvoir de Robert Fico aux élections parlementaires slovaques le 10 mars prochain, il y a peu de chance que la question de la double-citoyenneté hongroise trouve une issue et il faut s’attendre au contraire à de nouvelles bisbilles entre Budapest et Bratislava. Si l’Union européenne s’avère incapable de juguler les nationalismes issus des hiatus historiques de l’Europe centrale est-il envisageable qu’elle intègre à moyen terme les Etats issus de la Yougoslavie?

Article paru dans « Hu-lala »

 

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