A l’aide d’un pyromane anonyme, le canton de Vaud s’est donné pour mission de construire un nouvel écrin pour abriter ses augustes autorités.
PAR GIHEL KHA
“Quand les cathédrales étaient blanches, l’Europe avait organisé les métiers à la requête impérative d’une technique toute neuve, prodigieuse, follement téméraire et dont l’emploi conduisait à des systèmes de formes inattendues – en fait à des formes dont le legs de mille années de tradition, n’hésitant pas à projeter la civilisation vers une aventure inconnue. (…) Les cathédrales étaient blanches parce qu’elles étaient neuves…” (note1)
Oui, il fut un temps où, neuves, les cathédrales gothiques étaient l’expression de l’audace, et à l’instar de bien d’autres tournants de l’histoire de l’art ou de l’architecture, c’est à une avancée technologique que l’on doit la construction de ce que d’aucun considèrent comme l’archétype de la pérennité et des valeurs éternelles. Comme l’invention de nouveaux pigments en peinture, celles du béton armé ou des résines synthétiques en architecture, la découverte de la possibilité de briser l’arc roman sans que l’édifice ne s’écroule a permis d’imaginer des volumes hauts et lumineux, d’imposer dans le paysage les signes du pouvoir (spirituel) de manière bien plus visible et «agressive» qu’auparavant. Lorsqu’elles apparaissent, les cathédrales sont le symbole de la modernité.
A l’aide d’un pyromane anonyme, le canton de Vaud s’est donné pour mission de construire un nouvel écrin pour abriter ses augustes autorités. Respectueux des usages en la matière, il a organisé un concours d’architecture afin de pouvoir «comparer», puis choisir le projet pouvant être considéré comme le meilleur, celui qui répond le mieux à la très difficile synthèse des objectifs de fonctionnalité, d’adéquation au site, d’esthétique et d’économie. Un collège d’experts ès ces spécialités et d’usagers a retenu le projet Rosebud.
Au moment de sa publication, il y a eu les réactions de rejet des incontournables vielles birbes, immobilistes patentés du “mouvement pour la défense de Lausanne” (MDL) notamment, mais le projet a semblé plutôt bien accueilli. Compte tenu de son expression contemporaine, c’en était même un peu surprenant, mais après tout le Vaudois a déjà été capable d’audaces architecturales multiples (et surprenantes parfois). Aussi étrange et déplacé soit-il au pied de la Cité, le Palais de Rumine ne leur déplaît pas, et la place du Château est un catalogue d’audaces et de «modernités» successives (le château, l’école de chimie, la préfecture, …). La façade de «feu» le parlement nous était familière, mais l’œil aiguisé pouvait à vrai dire aussi la percevoir comme parfaitement incongrue face au château Saint-Maire.
Rosebud, donc, çà allait passer. Les députés avaient été abondamment informés, ils allaient y retrouver leur place dans leur quartier historique (note2), on a failli être contents. Et voici que tout soudain, à l’occasion de l’enquête publique du projet, la modification de la couleur de son toit transforme le bouton de rose en bouton de fièvre.
Que passa ? Si l’on en croit quelques indiscrétions, la grande toiture aurait dû, au départ, être bleue, exprimant ainsi la technicité de sa conception, mais c’est revêtue de ce malheureux camouflage brun-rouge qu’elle a été dévoilée au public. Si l’information est exacte, saura-t-on un jour quel grand esprit à préféré apparenter son aspect à la gare de départ du téléphérique des Diablerets plutôt que d’exprimer les préoccupations énergétiques de notre temps? En tout cas, on ne devrait que se féliciter du fait qu’enfin son expression retrouve du sens. Tout en blâmant le maître de l’ouvrage, conseiller d’Etat sur le départ, qui est allé à l’enquête en trompant délibérément le public, quelle couardise et quelle bêtise!
Or donc, suite à ce changement de couleur, voici la fine fleur des élus lausannois (note3) qui sort de sa torpeur et découvre simultanément que le Conseil d’Etat à basculé à gauche (et pourrait bien y rester), et qu’elle n’aime pas Rosebud, ce qui justifierait un référendum. Et de présenter quelques arguments qui fleurent bon le radicalisme de l’époque où on savait encore qui c’est qui commande:
Trouvant le bâtiment soudain “disproportionné dans sa volumétrie, dans ses matériaux (sic)…”, ces spécialistes de l’esthétique paysagère, héritiers du grand vieux parti qui a fait construire le CHUV, de lâcher cette perle : «Et dire, à rebours du bon sens, qu’il s’intègre bien dans la silhouette de l’acropole lausannoise, çà a quelque chose de dramatique!” L’intégration architecturale, c’est évident, c’est une question de bon sens, comme l’est sans doute la nécessité d’utiliser une formule pompeuse (et étymologiquement douteuse) pour lester quelque peu le propos…
Dramatique aussi serait “ce volume (note4) si important [qui] est justifié par un système de ventilation naturelle. En d’autres termes, il n’y a rien d’autre que de l’air dans ce toit. Il ne s’agit pas d’y loger des salles de réunion ou des bureaux”. Il serait donc insupportable d’imaginer le travail de la députation vaudoise ailleurs que dans un volume bas de plafond. Incapables d’imaginer l’espace autrement qu’utile, c’est probablement dans leur cerveau que certains députés doivent aménager le vide. La voûte de la cathédrale culmine à 19 m. de hauteur, soit 15 de plus que ce qui est “utile”. On pourrait loger au moins six étages de parking là-dedans. Que doit-on comprendre dans cette chasse à l’inutile, un simple et stupide calcul électoral ou une poussée de honte protestante à se faire du bien?
Pour frapper définitivement les esprits, il y a des arguments encore plus définitifs: un des élus assène en effet que la Cité est “la zone historique où l’on ne peut faire que des toits à pans, ou des toits à la Mansart et où on doit utiliser des tuiles pour les couvrir”. Vont-ils alors lancer une initiative populaire pour obtenir la démolition de l’école de chimie, couverte de cuivre, de la préfecture et de la flèche de la cathédrale, toutes deux couvertes d’ardoises?
Maintenant, “tous ces éléments doivent impérativement être modifiés par les députés qui plancheront sur ce projet, afin que la future maison du Grand Conseil s’intègre mieux à la stature historique de la Cité”. Ca promet… Sinon, ce sera le référendum et alors on verra ce qu’on verra. Là, ils ont raison. Après quelques semaines de simili débat et échanges d’amabilités, cf l’expérience du MCBA, on saura que les Vaudois n’aiment pas le projet.
Comme dans toute aventure de ce genre, il y a dans la proposition Rosebud une prise de risque, un pari. Sa sélection par un collège ad hoc, parmi d’autres projets, ne garantit ni une adhésion populaire, ni une exemplarité pérenne. Seul le temps dira si le nouveau siège du parlement accompagnera durablement les autres monuments du quartier ou s’il subira le sort de la plupart des bâtiments de la ville: être un jour remplacé par une nouvelle œuvre adaptée à la réalité de son temps. Tel qu’il est proposé aujourd’hui, il offre un équilibre habile entre la solennité qui convient à l’espace de travail des représentants du peuple et la modestie qu’impose à ceux-ci la démocratie. Depuis le moyen-âge, “le gratte-ciel de Dieu dominait la contrée” (note5). Dans les années 60, les députés vaudois ont décidé que ce serait dorénavant le CHUV qui signerait le paysage lausannois, reconnaissant ainsi que désormais les citoyens consacrent bien plus de moyens à la médecine qu’au denier du culte. Comment interpréter alors leur aspiration actuelle à faire disparaître leur visibilité de la silhouette de la Cité?
On serait donc parti pour demander aux Vaudois s’ìls aiment ou n’aiment pas ce projet. Une fois encore, on attendra du citoyen désarmé qu’il se projette dans un avenir qu’il peine à imaginer, où le débat sur le sens de l’architecture sera remplacé par les épouvantails de la peur du changement et de la dépense somptuaire. L’analyse des referendums passés dans le domaine de l’aménagement du territoire est à ce titre intéressante: Dans les cas de projets refusés, il arrive qu’on se félicite d’un statut quo, ou d’une solution de remplacement, à défaut de pouvoir démontrer que la solution refusée aurait été adéquate. Mais il est frappant de constater que dans les projets acceptés, l’adhésion populaire est, après la réalisation, souvent largement supérieure au taux d’acceptation d’origine (à Lausanne, la plateforme du Flon ou le M2 par exemple).
Mais après tout le referendum n’est pas certain: à l’issue des élections, un changement de tête (et de couleur) peut intervenir à la direction du département de tutelle du projet, et parer celui-ci comme par magie de nouvelles qualités …
Article paru dans “Courant d’Idées”
Illustration cdi: Le projet “Rosebud” de nouveau parlement, au centre de ce montage photo diffusé par l’Etat de Vaud en février. Dans la première version de ce montage, le toit était de couleur brun-rouge, faisant penser à de la tuile. Un camouflage visant à éviter la connotation négative d’un gris “industriel”, alors qu’en réalité cette toiture serait d’un matériau noble.
Notes:
1. Le Corbusier, Quand les cathédrales étaient blanches, 1937
2. Le nouveau parlement cantonal a fait l’objet d’un premier concours qui autorisait une restructuration de toute la tête nord de la Cité. Dans les préparatifs du second concours, toutes les propositions de sites alternatifs, comme la place du Tunnel, ont été refusées.
3. MM. Hildbrand, Buffat et Gilliard, cf. Le Courrier du 2 mars 2012
4. Le volume est celui de la salle de plenum du Grand-Conseil, le parlement vaudois. Sa hauteur permet d’inscrire une galerie pour le public et la forme de la toiture combine éclairage zénithal et fonctionnalités thermiques originales. Pour plus d’informations, consulter http://www.parlement.vd.ch/parlement/la-reconstruction-du-parlement/ .
5. Le Corbusier, op.cit.