Tellement choquée par la désinformation qui circule autour de l’Iran et de la récupération des mouvements de résistance en Syrie, je me suis décidée à aller voir par moi-même sur place.
Propos recueillis par Andrea Duffour
Un voyage en Iran cet été, ainsi qu’un échange épistolaire commencé au début octobre avec une vingtaine de Syriens que j’ai pris au hasard sur un réseau social, pour leur demander leur analyse personnelle de la situation sur place, m’ont permis de me forger ma propre opinion.
Inutile de dire, que de me rendre en Iran – malgré les découragements de mon entourage, car voyageant seule, en plein Ramadan, sans aucune connaissance ni réservation sur place – a été sans doute l’une des plus belles et riches expériences que j’aie faites, et je suis convaincue que ce peuple hospitalier, pacifique et instruit n’entamera jamais une guerre, mais saura très bien se défendre en cas d’attaque.
Même s’ils sont nombreux à critiquer le côté non diplomatique de leur gouvernement qui, selon beaucoup d’entre eux, représente la cause des sanctions internationales et de la hausse des prix, leur cœur bat aussi pour leurs peuples frères, notamment les Palestiniens et les Syriens.
C’est à ces derniers que j’aimerais maintenant sans tarder donner la parole, en choisissant un interlocuteur pour chaque type de réponses (mises en évidence par l’auteure) :
Réponse depuis LATAKIA (3 oct. 2012) Je ne peux pas répondre à toutes tes questions, car je ne suis pas très intéressé à la politique. Personne ne sait ce qui se passe vraiment. Il y a beaucoup de mensonges qui circulent. Disons que la vie est normale ici à Latakia, je vais au boulot tous les jours et je vois mes amis après le travail ou les w-e. Si tu passes en Syrie, tu seras la bienvenue à Latakia et je peux te faire visiter la ville ou t’aider, si tu en as besoin. Hasan* from Latakia, Syria (et 6 autres réponses dans le même style, dont 3 qui me conseillent de ne pas venir en Syrie en ce moment)
Réponse depuis ALEP (4 oct. 2012) (..) Je viens d’arriver en Turquie depuis Alep, le point le plus chaud en batailles et violences. Je ne suis toujours pas installé ici à Gaziantep et je suis préoccupé pour ma famille qui ne pouvait pas me rejoindre parce qu’elle n’avait pas de passeports. J’espère pouvoir vous écrire plus quand on sera installé et que j’aurai trouvé un travail. Merci, aussi pour la chaleur humaine et la préoccupation que vous démontrez envers mon peuple. Tarik* de Alep, Syria (ainsi qu’un deuxième interlocuteur qui est en train de partir pour la Turquie et un autre qui a quitté pour les USA)
Réponse depuis DAMAS (7 et 9 oct. 2012) Mon meilleur ami est mort, il a été tué par un sniper dans son appartement. Il avait préparé une rencontre entre des étudiants pro-régime et des étudiants opposants. Le père d’un autre ami a été kidnappé et personne ne sait où il se trouve. Beaucoup de personnes innocentes sont mortes, des milliers de maisons brulées. Combien de morts le monde aura-il encore besoin avant d’agir ? C’est une guerre pour prendre le contrôle sur la Syrie et nous, le peuple, sommes les victimes. On continuera à saigner et à mourir jusqu’à ce que le monde décidera s’il veut nous sauver ou nous laisser dans un futur obscur. Wael* de Damas, Syrie (et 2 autres dans le même style, notamment celui qui est parti aux USA)
Analyse extensive depuis LATAKIA (3 et 7 oct) Chère Andrea, je ne suis pas très actif sur [ce réseau], mais je pense pouvoir vous aider dans vos recherches. Quoi qu’il en soit, Latakia, dans sa majorité, est pro-régime, puis viennent les neutres, et puis vous avez la masse presque silencieuse des opposants (la plupart d’entre eux ont un background islamique).
Ici à Latakia, nous n’avons pas (encore) souffert comme à Homs ou Alep, mais la situation peut s’envenimer à n’importe quel moment (…) Dans les forêts autour, il y a beaucoup de batailles entre les forces du gouvernement et “les rebelles”.
Voici mon analyse succincte des deux côtés de la Syrie (analyse simplifiée, bien sûr) :
A. Les Pro-Régime :
1 – Les éléments positifs : Des bons citoyens, “clean” en général, ils croient en Bachar Al- Assad. Ils ne croient pas que les forces de sécurité puissent commettre des crimes contre les citoyens, et ils ne peuvent pas voir les choses positives émanant de l’opposition. Ils croient que ce qui se passe aujourd’hui est un simple résultat d’un complot, et qu’il n’y a pas de raisons internes.
2 – Les simples citoyens : Ils soutiennent le président et son régime (à mon avis, le régime est le régime de son père) parce que le groupe (une espèce de clan ou famille) auquel ils appartiennent le soutient.
3 – Les corrompus : Ce sont les seuls responsables de toutes les atrocités et des crimes commis par le « régime » et ils forment une masse énorme dans le « régime ». Certains d’entre eux soutiennent le « régime » pour maintenir leurs privilèges, tandis que d’autres ont pris la décision rejoindre la “Révolution” quand ils ont senti que le “régime” devait bientôt s’effondrer.
B. L’opposition :
1 – Les opposants positifs : Ce sont ceux qui ont toujours été debout contre la corruption, l’oppression et l’injustice commises par le « régime ». Certains d’entre eux étaient des prisonniers politiques ou activistes auparavant. Ils rêvent d’un meilleur pays où il n’existe pas de monopole du pouvoir, d’ injustice, de corruption et de terreur.
2 – Les simples citoyens : Ce sont ceux qui se dressaient contre le « régime » parce que les groupes auxquels ils appartiennent (clan, famille) l’ont combattu. Ceci peut être attribué à des injustices dont certains individus ont souffert sous le «régime». Ensuite, des personnalités influentes de ces groupes ont motivé les foules à se battre contre le statu quo, suite à la souffrance de ces individus.
3 – Les personnes d’origine musulmane : Elles varient entre les simples citoyens et les fanatiques. Les fanatiques luttent contre le « régime », car ils pensent que c’est un « régime infidèle » qui devrait être détruit afin de mettre en place un régime islamique. Ils profitent de la situation actuelle pour faire avancer leur cause. Ils forment la majorité de l’opposition armée pour le moment. Cela signifie que la plupart des « rebelles armés » sont des islamistes ou ont ce background en général. Bien sûr, il est à noter qu’une énorme masse des « rebelles » armés ne sont pas du tout syriens.
C. Autres facteurs :
Certaines parties externes, comme certains États du Golfe, les Etats-Unis, ou encore le gouvernement turc ont tenté de profiter de la situation pour leur propre bénéfice, ce qui a aggravé la situation. Ils ont fourni des armes aux « rebelles » et les ont motivés à lutter contre le gouvernement, ce qui est une raison importante pour laquelle certaines villes sont devenues des champs de batailles réels, parce que dans beaucoup de ces endroits, ce n’étaient PAS les forces gouvernementales qui ont commencé la lutte (comme à Al Haffa, ville de Latakia, la bataille a été lancée par les « rebelles »). À mon avis, l’armement de la « Révolution » n’apportera rien de bon aux Syriens, cela ne fera qu’ouvrir plus largement la « Porte du Diable”.
Pour résumer, il y a éléments radicaux des deux côtés et il existe de l’incompréhension entre les forces positifs des deux côtés, c’est- à-dire, les “pro-régimes” paisibles ne voient que les éléments radicaux du coté de “l’opposition” et les opposants paisibles ne voient que les éléments négatifs des pro-régimes. Les forces positives des deux côtés n’arrivent pas à se mettre ensemble pour maintenir la paix. Tamman de Latakia, Syria
Re-bonjour, Merci pour votre réponse et pour expliquer de quelle manière pensent les gens en Europe concernant la Syrie. Comme je m’y attendais, la première catégorie que vous avez mentionnée (ceux qui pensent que l’opposition est 100% clean) est la plus importante, à part ceux qui ne se soucient pas du tout de nous.
Si vous me le demandez, je crois que je m’intègre le mieux dans la catégorie du milieu en Syrie. Ici, on nous appelle la « face grise » parce que nous n’avons rejoint aucun des deux opinions dominantes « noir » ou « blanc ». Quoi qu’il en soit, j’ai l’habitude de ne pas parler de la question car généralement, cela ne génère que des problèmes, Nous avons une sorte de “Spasma mentale”, si on peut appeler cela ainsi. Il est difficile pour la plupart des gens d’ accepter ce que les autres pensent.
– C’était mon analyse personnelle, oui, et s’il vous plaît, n’hésitez pas à me citer, mais je préfère ne pas parler en mentionnant mon vrai nom.
– Pour les guillemets, oui vous avez raison, cela signifie que je veux dire “soi-disant” car ce n’est pas la façon dont je voudrais vraiment l’appeler.
– Je suis d’accord sur les facteurs externes que vous avez mentionnés. En fait, si l’Etat de la Syrie (non seulement le régime) tombait entre les mains de l’« ouest » (vous savez, je veux dire « l’Occident » politiquement), ceci changerait la donne. C’est pourquoi l’actuel « régime » – quelle que soit sa relation avec son peuple – est censé de tomber pour que l’OTAN, les sionistes et certains dirigeants du Golfe, etc., puissent mettre les mains dessus contre l’Iran, la Chine, la Russie, et les pays BRIC. Je suis d’accord avec vous, il a des dimensions internationales et mondiales, non seulement nationales.
– Troisième guerre mondiale ! C’est ce qui me fait vraiment peur, la région est très sensible pour la paix internationale. En fait, je pense que vous êtes d’accord qu’une guerre régionale peut prendre un caractère international. Surtout quand personne ne veut céder afin de maintenir la paix. Je crains que la prophétie de 2012 (je n’y crois pas) pourrait commencer en Syrie, à moins que quelque chose d’inattendu se produise. Si l’Occident attaque l’Iran, les Iraniens vont attaquer le Golfe et Israël, et la boîte de Pandore sera ouverte.
– Comment nous aider depuis l’Europe ? Je pense que le meilleur moyen est d’étendre la sensibilisation sur les différentes facettes de la situation syrienne, et sur ses complications internationales et les effets sur l’équilibre et la paix mondiale, expliquer qu’il n’y a pas un régime ou une opposition “blanc ou noir” – Cette idée est vraiment dangereuse pour tout le monde, et il faut penser à toutes ces dimensions avant d’agir ou de s’y associer. * Tamman de Latakia – Syrie
Et voici une dernière autre voix qui dit à peu près le contraire :
E) Une autre analyse depuis Damas (9 oct 2012) Chère sœur : tout d’abord, merci pour ton attention à notre problème. Avant de t’expliquer ce qui arrive à notre patrie chérie, j’aimerais te dire que je ne suis ni de l’un ni de l’autre côté, parce que les deux vont sur le faux chemin. Ils sont les deux trop fixés sur leur positions : le président ne quittera pas sa fonction et l’opposition ne lâchera pas avant qu’il ne quittera. Je peux pourtant constater que des endroits qui sont contrôlés par l’armée libre souffrent moins de la hausse des prix alors que là où le gouvernement a le contrôle, elle se poursuit sans que personne n’y fasse rien.(…) Ma famille habite à Altabkaa en Alrkaa, une bouteille de gaz lui revenait à 1500 s.p. alors que le prix du gouvernement est de 400 s.p, tout a augmenté sauf le pain, et l’hiver est devant la porte… Je pense que vous êtes du bon côté, du côté de ceux qui n’aimeraient pas entrer dans une guerre civile. L’armée libre est faite par des officiers qui n’acceptent pas d’être impliqués dans des tueries de manifestants, ils ont déserté, puis instauré ce qu’on appelle l’armée libre. Ce sont eux maintenant les responsables qui défendent les civils et les manifestants. Je ne pense pas qu’il y ait des étrangers dans l’armée civile, mais je suis sûre qu’il y a des étrangers dans l’armée du gouvernement comme en Iran et au Liban. Si je vous disais comment l’armée libre a obtenu au début leurs armes, vous allez rire : il les ont acheté à l’armée syrienne, puis ont volé des magasins d’armes. Je ne pense pas qu’ils recoivent des armes depuis l’étranger. Zaid* from Damaskus, 9th of october
F) depuis Alep, (12 oct 2012) J’habite à Nubiie Alzahra, une petite ville à 21 km d’Alep, avec une population de 60000 habitants, dont la plupart fait partie de la minorité shiite. Les rebelles (Free Syrian Army) ont considéré tous les habitants comme des défendeurs du gouvernement et ont commencé un siège injuste envers toute la population pendant plus de 3 mois. Personne ne peut entrer ni sortir sans être kidnappé ou tué, plus de 200 personnes ont ainsi été kidnappées et personne ne sait ce qu’elles sont devenues, il manque toutes les produits de base depuis 3 mois, en un mot, ma ville est devenue h o r r i b l e. Je pense que les Syriens sont un bon peuple avec un cœur blanc, même les occupants de ma ville, mais il y a beaucoup de malentendus produits par des terribles politiciens et médias qui font s’entretuer nos propres voisins. Cette opposition a commencé avec une demande paisible et justifiée pour plus de liberté et a tout de suite été transformée en une révolte armée qui a perdu toutes ses revendications de vue et qui n’est plus du tout représentative pour le peuple syrien. J’appelle les politiciens horribles du monde entier (USA, Europe, Russie China et Iran) : Arrêtez de jouer avec notre sang ! Ahmed* depuis Alep
J’arrête ici. Les réponses continuent à envahir ma boîte e-mail et il est évident que ce n’est pas seulement chez nous que règne le chaos de l’information. La seule chose qui est certaine, c’est que, malgré tous les avis de nos “analystes-spécialistes” du Moyen-Orient, il n’y aura jamais une seule vérité. Une partie d’un peuple persécuté par un gouvernement féroce qui tue chaque jour à petite dose son propre peuple et qui cherche du soutien à l’étranger, avec une armée qui vend ses armes à sa propre opposition ? Une lutte paisible intérieure qui a été récupérée par d’autres intéressés, des forces islamistes, puis l’OTAN et ses mercenaires pour faire plonger la Syrie dans le chaos et ainsi mieux pouvoir s’attaquer à l’Iran et prendre le contrôle de la région ? Ou, comme Tamman le dit, un peu de tout cela ? Après le chaos, la guerre civile, un embrasement de toute la région, peut-être le déclenchement d’une dernière guerre mondiale ? A qui profite le crime ? Une seule chose est sûre : ce seront toujours les peuples qui verseront leur sang. Et le principe reste plus ou moins toujours le même : à un moment donné, on commence par déshumaniser une personne ou une population pour pouvoir ensuite justifier l’injustifiable – et nous ne pouvons pas en devenir complice, ni en mettant de l’huile sur le feu ni par notre silence.
L’auteure vit à Fribourg en Suisse