J’irai cracher sur vos caddies


L’empire de la marchandise commence à se sentir à l’étroit, dans ce bas monde. Après avoir colonisé chaque recoin de notre existence, le consumérisme lorgne désormais du côté de l’au-delà.

PAR ALESSIA DI DIO ET MIRKO LOCATELLI

Vous ne trouvez pas le temps de déposer des fleurs sur la tombe de vos êtres aimé∙e∙s? Qu’à cela ne tienne: louez les services d’un verdisseur de tombes! Il s’occupera d’agrémenter l’ultime demeure du défunt, il récitera les prières de votre choix et, qui sait, il versera quelques larmes à votre place. Le kit complet vous coûtera une somme rondelette, mais, vous en conviendrez, quand on aime, on ne compte pas. Moins anecdotique, mais malheureusement beaucoup plus diffuse, est la marchandisation à l’œuvre à l’autre bout de la vie. Le phénomène des mères porteuses (ou «de la gestation pour autrui», comme on dit en novlangue pour désigner ce qui n’est rien d’autre qu’une ignoble sous-traitance de la grossesse) constitue peut-être la meilleure illustration de la toute-puissance de la société de consommation.

Pourtant, l’homo consumens n’est pas un individu si âgé. Au lendemain de la Deuxième Guerre, quand sur les tombes pleuvent les crachats de Boris Vian, la consommation ne concerne encore que les élites bourgeoises. Il faudra attendre le début des Trente (abusivement dites) Glorieuses pour assister à la naissance de la consommation de masse. C’est à ce moment que l’acte d’acheter un bien ou un service cesse d’être une simple fonction parmi d’autres, pour devenir le sens ultime d’une société entière; c’est à ce moment que les individus qui la composent arrêtent de se concevoir dans leur multidimensionnalité, pour n’être plus que des consommateurs et des consommatrices.

L’industrialisation d’abord, le fordisme ensuite, avaient déjà réussi dans une entreprise semblable, en réduisant l’être humain à son statut de travailleur. Mais, dès le début, ce processus s’était heurté à des forts mouvements d’opposition, dénonçant l’exploitation et l’aliénation dont étaient victimes les classes travailleuses. Qu’en est-il, en revanche, de la résistance au consumérisme? Une fois éteints les feux de Mai 68, la consommation a plutôt pris des allures de religion, avec son messie (le Très Saint pouvoir d’achat), ses apôtres (les publicitaires), ses rituels (les soldes) et quelques rares mécréant∙e∙s.

De fait, la consommation est le plus souvent associée à une forme de liberté. Et qu’importe s’il s’agit de «la seule liberté que les hommes sont encore à même d’imaginer: la liberté de choix devant les rayons des supermarchés»1: n’est-ce pas exactement ce à quoi aspirent des mouvements tels que celui de la «consomm’action»? Les «consomm’acteurs/-trices» affirment adopter une attitude responsable et engagée, mais ne font qu’alimenter, malgré eux et elles, la chimère d’une information «pure et parfaite» de tous les agents économiques, l’une des nombreuses illusions sur lesquelles repose l’économie capitaliste.

«Voter avec son caddie» est une absurdité devenue lieu commun. Et pour cause, dans la mesure où elle légitime, misant sur la pseudo-loi de l’offre et de la demande, l’ordre contre lequel elle prétend se battre! Force est de reconnaître, cependant, que rarement une expression aura photographié aussi bien les aberrations du système: la démocratie est assimilée à un supermarché, où les votant∙e∙s disposent chacun∙e d’un nombre de bulletins différent (selon la taille de leur porte-monnaie) pour effectuer un choix qui n’en est pas un… La  « consomm’action» incarne à merveille la dépolitisation des enjeux sociétaux: tout est ramené à la sphère individuelle. Dans un univers consensuel, le seul conflit toléré n’oppose pas des groupes sociaux avec des intérêts divergents, mais l’individu atomisé et sa conscience.

Le monde existait bien avant la société de consommation: existera-t-il encore après? Et si oui, dans quel état? Face à l’angoisse de ces interrogations, et aussi longtemps que les urnes continueront d’avoir la forme d’un chariot, l’abstention demeurera la seule option pour sauver ce qu’il nous reste d’humain et pour oeuvrer à la création d’alternatives, nécessairement collectives, permettant de répondre à nos besoins autrement que par le marché.

1 Groupe Krisis, Manifeste contre le travail, Paris, Léo Scheer, 2001

 Article paru dans «Moins», No 2, novembre-décembre 2012

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Un commentaire à “J’irai cracher sur vos caddies”

  1. Masse critique 14 novembre 2012 at 01:45 #

    C’est en cela que le néolibéralisme est une organisation totalitaire: son but est le libre-échange qui s’immisce inexorablement, non seulement à l’échelle des nations, mais aussi à l’échelle de l’individu, censé passer de plus en plus de temps à optimiser ses choix économiques de consommateur sur un marché de plus en plus omniprésent. A la faveur de la crise, plus que jamais, on privatise les transports, l’énergie, l’éducation, la santé… Bientôt, on ne fera que ça: travailler pour gagner de l’argent et étudier le marché pour le dépenser au mieux.

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