Amédée – Chronique paysanne


Il y a quelques années, un soir de fin d’automne ou de début d’hiver, alors que je me promenais par les chemins creux pour me désembuer de ma journée citadine, c’était un de ces soirs de grand vent qui précède les tourmentes de pluie, j’ai rencontré, au hasard du chemin, un vieil homme assis sur un rocher moussu, posé là on ne savait pourquoi, le long du sentier qui mène aux hameaux de la colline.

PAR GERARD GORSSE

Ce vieux semblait ne pas avoir d’âge. Ses mains noueuses étaient appuyées sur sa canne de buis, le poil blanc envahissait ses joues audessus desquelles deux yeux bleus, transparents comme l’eau pure, dégageaient une grande sérénité, sans crier gare. Vêtu de velours noir et chaussé de brodequins graissés comme il se doit, l’homme avait tout du paysan, avec son épaisse moustache qui cerclait sa bouche d’où émergeait le tuyau de sa pipe.

Les nuages ne menaçant pas avant une paire d’heures, je m’assis à mon tour près de lui car je sentais que le vieil homme avait des choses à dire, et sa présence me rassurait en même temps qu’elle m’intimidait. Je le saluais comme on le fait de par chez nous:

– “Bonjour l’ancien, le temps est à la pluie.”

– “Bonjour petit, tu sais on a quelques heures devant nous avant que le ciel ne nous trempe” me réponditil.

J’étais là assis à côté de lui, vaguement inquiet et impatient d’écouter ce qu’il allait me dire. Peine perdue, le vieux resta les yeux fixés sur la ligne de crête de la colline, sans piper mot. Les feuilles bruissaient autour de nous, les arbres se couchaient sous les rafales.

Entre deux pointes de vent, parfois on entendait meugler plus haut dans les fermes et les aboiements des chiens indiquaient que les fermiers rentraient les troupeaux à l’étable pour la traite du soir.

Je n’osais pas bouger de peur de rompre le charme de cet instant qui faisait descendre en moi une paix tranquille et dont le silence, au milieu des hurlements du vent d’ouest, était comme une oasis au milieu du désert. Je ne vis pas le temps passer, absorbé que j’étais, depuis un moment, à penser à ce pays, à ses gens qui y vivent, à cette nature souvent ingrate qui ne rendait à l’homme que trop peu de son travail et de sa sueur, à la souffrance des petites gens. Bref, je m’étais embarqué dans des pensées profondes quand j’ai tressailli en sortant de mes rêveries car l’ancien m’avait posé doucement sa main rugueuse sur l’épaule:

– “Tu penses trop petit, c’est pas de ton âge.”

Le charme était rompu, le vent m’avait trop murmuré d’histoires que j’en frissonnais.

– “Pourquoi me dites-vous ça l’ancien?”

Le vieux me regarda avec un petit sourire.

– “Tu sais dans ce pays les arbres pourraient te raconter tant d’histoires que tu en serais comme assommé. La terre n’en parlons pas, elle n’a pas d’âge et trop de mémoire et toi tu n’es que de passage avec une cervelle d’oiseau. Les saisons sont un peu comme toi, elles ne font que passer et s’en reviennent pourtant chaque année. D’abord le printemps, puis l’été, après l’automne et l’hiver. On n’y peut rien, c’est comme ça, il faut faire avec et toi tu ne passeras qu’une seule fois. Les hommes, écoute-les, tu verras tu ne vas pas t’ennuyer en leur compagnie, ils sont comme des girouettes, ils tournent et ils tournent, tu ne sauras jamais dans quelle direction, leur tête montre le vent. Ils sont faibles croismoi, en fait ils ne montrent que le chemin qu’ils se sont tracé, ils s’arrêtent rarement à côté des autres et ce qui n’est pas dans leur direction ne les regarde pas”.

Je restais muet après ce déluge verbal et m’abîmais dans un silence médusé, puis la curiosité aidant, j’osais:

– “Vous êtes dur l’ancien.”

Le vieux esquissa un nouveau sourire et me confia:

– “Petit, tu es trop plein de gentillesse et d’ignorance. Ce pays tu vois, cela fait quatrevingtdix ans que je le vis, que j’y vois toutes ces figures à qui tu donnerais le Bon Dieu sans confession. Et bien voistu petit, toutes leurs histoires ça me permet encore de rêver, de rire et parfois de pleurer. Oh ne te fais pas d’illusions, ce ne sont ni des héros ni des diables, tout juste des hommes!”.

Je replongeais dans mon silence alors que quelques gouttes commençaient à claquer sur les branches dénudées des châtaigniers. L’ancien se leva tranquillement et conclut:

– “J’ai juste le temps de rentrer avant qu’il ne mouille, si un jour tu as un peu de temps, passe me voir, j’habite la ferme des Bauvets, juste en haut du chemin et on m’appelle l’Amédée.”

Sur ce, il partit à petit pas alors que le ciel commençait à déverser son déluge.

Pendant quelque temps je ne repensais plus à ce vieux vêtu de velours noir et coiffé d’un feutre large, jusqu’au jour où, après un rude hiver, je repris un matin de printemps mes promenades et mes pas me menèrent dans ce chemin creux où j’avais fait sa connaissance. Je ne fus même pas étonné de le rencontrer là et de m’asseoir près de lui.

– “Alors petit, tu n’as pas trouvé le chemin des Bauvets?”

J’étais honteux de n’avoir pas répondu à son invitation et soulagé à la fois d’être de nouveau en compagnie de l’ancêtre. Je bredouillais quelques vagues excuses auxquelles il me répondit:

– “Laisse, tu as mieux à faire que de te soucier d’un vieux qui radote”.

J’étais gêné et lui dit:

– “L’ancien, ce que vous m’avez dit avant l’hiver, c’est comme des graines qui n’auraient pas encore germé, j’y ai pensé, mais la chaleur et le soleil n’étaient pas dans ma tête, c’est pas mûr pour germer”.

Le vieux me regarda d’un air amusé et me demanda:

– “Astu quelque chose à faire aujourd’hui?”

Je bredouillais:

– “Non, enfin je ne crois pas.”

Alors le vieux se leva du rocher et me dit:

– “Alors je t’invite aux Bauvets”.

Et il repartit d’un pas ferme. Je le suivis, intimidé et inquiet à la fois qu’il ne me donne encore quelques graines que je ne saurais faire germer.

L’auteur est le créateur et l’animateur du site «Chanson Rebelle».

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Un commentaire à “Amédée – Chronique paysanne”

  1. Brian Thompson 21 décembre 2014 at 19:53 #

    Récit bien mené. On attend la suite!

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