Légion d’honneur, et moi, et moi, et moi…


Dans la presse, on appelle ça un «marronnier», c’est à dire «un article ou un reportage d’information de faible importance meublant une période creuse, consacré à un évènement récurrent et prévisible». 

PAR MARC SCHINDLER

Chaque début d’année, le Journal officiel publie la liste des nouveaux membres de la Légion d’honneur. En 2015, «au total 691 personnes seront décorées, dont 571 chevaliers, 95 officiers, 19 commandeurs, cinq grands officiers et un grand’croix». Et chaque année, la presse ricane et se moque en découvrant les médaillés.

Bon, que les prix Nobel de littérature, Patrick Modiano, et d’économie, Jean Tirole, soient décorés, que l’économiste Thomas Piketty, auteur d’un austère pavé tiré à 1,5 million d’exemplaires, et Arthur Avila, lauréat de la médaille Field (le «Nobel de mathématiques») soient faits chevaliers, rien à redire. Mais on tousse un peu en lisant que l’actrice Mimie Mathy, le chanteur Christophe et l’écrivain Agnès Desarthe reçoivent la même breloque. Ils sont certainement sympas et bourrés de talent, mais quels «mérites éminents acquis au service de la nation soit à titre civil, soit sous les armes» ont-ils donc montré, selon le code de la Légion d’honneur? On s’étouffe même un peu en apprenant que d’illustres Français sont promus commandeurs: la réalisatrice Nina Campaneez, le journaliste Robert Namias et Henri Proglio, Un grand industriel controversé, un journaliste propulsé à la tête d’un quotidien en faillite grâce au sulfureux Bernard Tapie, et une valeur sûre de la télévision – tout ça fait d’excellent Français, comme disait Maurice Chevalier. Mais, quels sont leurs «mérites éminents acquis au service de la nation»? On a envie de citer le bon vieux Georges Brassens: «Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées».

Et pourtant, il y a des ingrats qui refusent cette breloque, comme Thomas Piketty: «Je viens d’apprendre que j’étais proposé pour la Légion d’honneur. Je refuse cette nomination car je ne pense pas que ce soit le rôle d’un gouvernement de décider qui est honorable. Ils feraient bien de se consacrer à la relance de la croissance en France et en Europe». L’économiste vedette n’est que le dernier d’une longue liste de refus: en 2012, une chercheuse, spécialiste des cancers professionnels, refuse la Légion d’honneur pour dénoncer l’ «indifférence qui touche la santé au travail et l’impunité des crimes industriels ». D’autres grands noms ont refusé: l’écrivain Bernard Clavel, le peintre Gustave Courbet, l’homme politique Antoine Pinay ou le musicien Maurice Ravel. Deux journalistes politiques, Françoise Fressoz (Le Monde) et Marie-Eve Malouines (France Info), ont refusé, en affirmant qu’un «journaliste politique doit rester à l’écart des honneurs». La candidature d’autres personnalités a été écartée: Sartre et Simone de Beauvoir, Bourvil, Camus, Maupassant, La Fayette – mauvais Français! L’an dernier, Bob Dylan avait d’abord été jugé «indigne» par la grande chancellerie de la Légion d’honneur parce qu’il fumait de la marijuana, avant d’être finalement épinglé!

C’est qu’on ne demande pas la Légion française, on se fait pistonner par un ministre ou, depuis 2008, par cent amis dans son département auprès du grand maître, après approbation du premier ministre. Les nominations sont donc politiques. Il faut être Français et, «pour être admis au grade de chevalier, il faut justifier de services publics ou d’activités professionnelles d’une durée minimum de vingt années, assortis dans l’un et l’autre cas de mérites éminents». Il y a évidemment des exceptions pour les soldats morts à la guerre, les personnalités éminentes comme Simone Weil ou les chefs d’Etat étrangers. Les anciens ministres, les préfets honoraires, les anciens députés ou sénateurs, les hauts magistrats et les membres du corps diplomatique deviennent automatiquement «légionnaires». Bref, depuis que Napoléon a créé la Légion d’honneur, en proclamant: «c’est avec ces hochets qu’on mène les hommes», 92000 Français sont entrés dans le saint des saints de la méritocratie à la française.

Les Français qui ne peuvent pas arborer le discret ruban rouge à la boutonnière hésitent entre l’envie et le sarcasme. Comme Jacques Prévert qui aurait dit, feignant la sévérité: «C’est très bien de la refuser, mais encore faudrait-il ne pas l’avoir méritée». Parmi les fortes réactions: Jules Renard: «En France, le deuil des convictions se porte en rouge et à la boutonnière». Français Mauriac: «La Légion d’honneur, ça ne se demande pas, ça ne se refuse pas et ça ne se porte pas». Ou dans un autre registre, Coluche: «Si on voulait me donner la Légion d’honneur, j’irais la chercher en slip pour qu’ils ne sachent pas où la mettre».

Au Café du Commerce, tous le monde est persuadé qu’en France, n’importe qui peut obtenir la Légion d’honneur. Et de citer quelques cas célèbres: le coiffeur, le costumier et le bijoutier de Nicolas Sarkozy, le père de Cécilia Sarkozy, Paco Rabanne, Karl Lagerfeld, Stone et Charden, Mireille Mathieu, Karl Lagerfeld, Didier Barbelivien, Thierry Henry, footballeur célèbre pour avoir marqué un but qualificatif… avec la main! Sans parler de Casimir, baron de Dudevant (1795-1871), époux de George Sand, qui demanda la croix de la Légion d’honneur à Napoléon III «en raison de ses malheurs conjugaux». En France, tout finit en chansons, selon l’adage et, on a envie d’ajouter, en rosette à la boutonnière!

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2 commmentaires à “Légion d’honneur, et moi, et moi, et moi…”

  1. Roger2 2 janvier 2015 at 10:07 #

    Que dire des Suisses (Jacques Pilet, Pierre-Marcel Favre) qui l’ont reçue?

  2. Béat 2 janvier 2015 at 14:44 #

    Sans oublier Karl Lagerfeld…

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