Berte – Chronique paysanne


Berte habitait une petite maison accrochée au flanc de la montagne.

PAR GERARD GORSSE

Vous savez de ces maisons qui ne voient pleinement le jour que le matin, car le soleil se lève de ce côté-ci et qu’il se couche de l’autre côté de la montagne. L’après-midi on est vite entre chien et loup à l’heure des vêpres. C’est pour cela qu’il fait jour tard le matin et qu’il fait nuit très tôt le soir. L’hiver c’était bien pire, les habitants vivent dans la pénombre pendant quelques heures, et le reste du temps ils doivent allumer les lampes tellement il fait noir à ne pas voir une portée de gorets à vingt pas.

La demeure de Berte avait pauvre apparence avec ses dépendances et les toits étaient si délabrés qu’on aurait cru qu’aucune âme habitait la ferme. Le petit jardinet avec son clapier et le hangar où nichait la basse-cour étaient son seul domaine, rien qui ne laissât supposer que la vieille possédait quelques biens ou quelques écus cachés dans les draps de son armoire. Même les murs de pierre de sa masure, de ces pierres que l’on trouve dans le pays, étaient tristes et ternes.

Berte était une énigme pour les villageois car nul ne savait qui elle était, de quoi elle vivait ni d’où elle venait, et tout le monde y allait de sa petite histoire, et comme il n’y avait rien à dire de précis, cela faisait naître beaucoup de méfiance et de suspicion. Il n’y avait pas une commère, pas un paysan, pas un gamin qui ne se posait des questions auxquelles nul ne pouvait répondre.

Et plus le temps passait, et plus d’étranges histoires circulaient sur le dos de Berte, même les plus folles. Il est vrai que dans nos contrées, personne ne peut vivre sans que tout un chacun ne connaisse son histoire. Que les mystères alimentent nos longues soirées d’hiver autour d’une soupe fumante ou lors des veillées où l’on mange des châtaignes grillées en buvant du petit vin aigrelet des vignes du coteau en bavardant de tout et de rien. En hiver cela est bien pire car les paysans sont isolés par le gros temps et les esprits vont bon train. L’ouvrage en cette saison étant rare il y a une trentaine d’années, juste après la grande guerre.

Berte vécut comme ça depuis sa venue dans le pays, sans être mariée, sans avoir d’enfants ni d’amis, pas plus que de confidents, avec pour tout bien sa petite ferme et quelques volailles, deux ou trois lapins et une chèvre. Rien qui ne laissât supposer qu’elle pouvait gagner sa vie ou avoir quelques écus cachés dans ses chausses. Pourtant, régulièrement elle faisait ses achats chez Germain l’épicier et prenait son pain chez Jules, ou bien encore quelques emplettes chez les marchands du bourg.

Cela gênait beaucoup les paysans de constater que Berte ne s’appelait pas Gagnaire, Magnoloux ou Destragne comme la plupart des gens de la contrée. Il est vrai que dans ce pays de montagne tout le monde se connaît et que les familles ont un patronyme qui en dit long sur leurs origines. Nous savions qu’elle s’appelait Berte car son nom était brodé sur ses corsages, mais rien ne nous autorisait de jurer sur nos aïeux que ce fût bien là son vrai nom ou son vrai prénom.

Pourtant la dame forçait le respect et nul n’aurait osé l’appeler “La Berte” , ce qui aurait été un signe de trop grande familiarité ou de méchanceté, alors que dans le pays on nomme Gustave Gagnaire, le “Gustou” et Marguerite Aulagne, la “Guite”.

Jamais elle ne disait un mot de plus que l’indispensable, saluait poliment les villageois, ne venait jamais à la messe, pas plus pour les Pâques que pour la Noël, évitait le curé et les notables et n’apparaissait jamais à nos fêtes. Aucune des âmes qui composaient notre communauté ne pouvait se vanter de l’avoir invitée à sa table ni même d’avoir devisé en sa compagnie. Berte était insaisissable et cela excitait la curiosité des habitants.

Quand il y a trop de secrets, l’on se raconte les pires histoires qui finissent par prendre des physionomies de réalités avant que d’être des légendes qui peuplent nos solitudes.

Les derniers temps, elle n’allait pas trop bien. On pouvait la voir cheminer la silhouette de plus en plus cassée, de plus en plus voûtée, de plus en plus vêtue de noir, les joues blanches comme ses cols brodés. Or au début de septembre, Berte ne descendit plus de chez elle pour aller acheter son pain et son sel. Les villageois s’inquiétèrent. Dans le café de Rirand, de même qu’au conseil municipal les langues allaient bon train. Dans toutes les rues les gens ne parlaient que de la disparition de Berte, sans que personne n’osât décider de quoi que ce soit.

Au milieu du mois, Philibert le Simplet, le fils du Père Fayasson du hameau des Ormeaux, s’en revenant de la colline, où il était allé lier des fagots, se mit à hurler près de la fontaine. Personne ne comprenait ce qu’il disait tant il était agité, mais nous sentions que cela était grave. Il montrait la montagne de ses doigts noueux et bavait plus qu’à l’accoutumée. Son Papé lui donna à boire un petit verre de goutte qui calma le simplet. Nous comprîmes alors que Berte était morte sans que personne ne sut pourquoi.

Il fut décidé de monter voir dans la montagne de quoi il en retournait.

La vieille maison avait un air paisible au milieu d’un grand silence. Le maire frappa à la porte, mais aucune réponse ne traversa l’huis. Les bûcherons enfoncèrent la porte de chêne et l’on découvrit Berte couchée sur son lit. Elle avait le visage calme de ceux qui s’en vont l’âme sereine et l’esprit tranquille. Ses doigts croisés sur son ventre plat tenaient un chapelet à chaîne d’argent enfilée de grains d’ivoire. Les draps étaient de lin finement brodé et elle portait des bijoux d’or et de pierres précieuses. Les villageois étaient émus devant tant de beauté, de grâce et de richesse. Les défunts dans notre pays si rude n’ont jamais l’apparence des rois, et si par hasard c’était le cas, ils devenaient des curiosités.

Berte fut enterrée dans un coin retiré du cimetière après une messe peut-être un peu trop écourtée. Pas plus de dix personnes l’accompagnèrent vers sa dernière demeure, deux ou trois vieilles, le maire, le curé et quelques curieux.

Berte avait cessé d’être une légende.

Voilà bientôt dix ans que les événements se produisirent. Plus personne ne parle de Berte, venue de nul part, ayant vécu sans faire d’histoires et morte itou. Seul le Père Fayasson en parle encore et pense que les villageois ont la mémoire bien courte. Peut-être que lui s’en souvient toujours car son fils, Philibert le simplet, crie sans cesse dans ses nuits peuplées de cauchemars.

L’auteur est le créateur et l’animateur du site «Chanson Rebelle».

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