La France vient de vivre trois jours de terreur avec des attaques terroristes et des prises d’otages, qui ont causé la mort de 20 personnes: des dessinateurs de presse, des policiers, des Juifs et les terroristes.
PAR MARC SCHINDLER
Trois jours aussi de déferlement médiatique: un tsunami d’informations, d’images, de témoignages, d’interviews en continu sur les chaînes de TV, de radio et sur les réseaux sociaux. Pendant trois jours, les Français médusés ont subi en rafales émissions spéciales, alertes info, envoyés spéciaux, images exclusives, avis d’experts du terrorisme et déclarations de responsables politiques.
Et comme à chaque événement dramatique relayé en direct par les médias, les mêmes questions se posent: les journalistes sont-ils irresponsables lorsqu’ils diffusent des images qui informent les terroristes sur l’action de la police? C’est un dilemme vieux comme le monde médiatique. En mai 1968 déjà, Europe1 était accusé par le ministre de l’Intérieur d’aider les émeutiers à échapper aux CRS. A chaque prise d’otages, la police reproche aux médias de montrer comment elle se prépare à intervenir, parce que tout le monde sait que les terroristes aussi écoutent la radio et regardent la télévision. Et les ministres et les responsables de la police rêvent d’un monde où les cameramen ne filmeraient que ce qu’on leur permettrait, où les journalistes ne raconteraient que ce que les autorités voudraient entendre. Bref, ils rêvent de museler les médias.
Mais, en cas de crise, le monde des médias n’est pas celui des pouvoirs politiques: c’est une jungle où la concurrence est féroce entre journalistes, où chacun se bat pour avoir un scoop, une image ou un témoignage exclusif. L’envoyé spécial est sous pression de sa rédaction: qu’est-ce qu’il voit, qu’est-ce qu’il sait, que dit la police, et les témoins? Le journaliste reporter d’images est poussé à aller toujours plus près de l’action, comme celui de France2 qui suivait les troupes de choc du GIGN qui se préparaient à donner l’assaut contre le terroriste qui avait pris en otages les clients d’une épicerie casher à Paris.
Inconscient du danger, irresponsable, le caméraman d’actualité confronté à la violence et à la mort? J’ai été journaliste à la télévision suisse pendant 30 ans et je me souviens de ce me disaient mes copains cameramen: moi, je suis payé pour filmer tout ce que je vois, c’est toi qui décides ce que tu veux montrer au public! Un cameraman suisse a été le seul à pouvoir filmer le drame du Heysel, le 29 mai 1985 à Bruxelles: lors de la finale de la Coupe d’Europe, des grilles de séparation et un muret s’effondrèrent sous la pression et le poids de supporters, faisant 39 morts et plus de 600 blessés. Il m’a raconté: j’avais l’oeil rivé à ma caméra, plus je m’approchais, plus je voyais les morts et les blessés. Si je ne filmais plus, personne ne verrait ce qui s’est passé.
Lors d’une prise d’otages, personne ne sait ce qui va passer, personne n’a le temps d’analyser la situation. Alors, les médias montrent en direct tout ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent, comme le 11 septembre 2001 à New York ou comme vendredi dernier, à la Porte de Vincennes, à Paris. Les reporters s’invitent chez les habitants pour avoir une meilleure image avant l’assaut de la police. Avec tous les risques de dérapage, d’approximation et de dramatisation. Pourquoi? Parce que nous sommes tous des voyeurs. Nous sommes installés devant notre écran ou au volant de notre voiture et nous voulons vivre l’événement en direct! Et si le spectacle n’est pas assez dramatique, nous zappons! Mais, aujourd’hui, les médias, ce n’est plus seulement les professionnels de l’information. N’importe qui, avec son smartphone ou son camescope, peut filmer ce qui se passe et le diffuser immédiatement sur Facebook. Comme cette séquence insupportable où on voit un terroriste achever un policier après le massacre de Charlie Hebdo.
Museler les médias? La police peut éloigner les journalistes, arrêter la circulation et instaurer des zones de sécurité. Mais comment contrôler l’information dans un quartier de Paris, quand les habitants se mettent à leurs fenêtres pour filmer le drame et envoyer les images sur les réseaux sociaux? Il faudrait couper Internet à des dizaine de milliers d’utilisateurs, faire intervenir des spécialistes pour brouiller les communications. Mission impossible! «1984», Big Brother, le monde terrifiant imaginé par George Orwell, est-ce vraiment l’information muselée que nous voulons pour éviter les dérapages des médias? Après le drame de ce début janvier, les journalistes devront aussi faire le bilan et se demander s’ils ont respecté leur éthique professionnelle en informant le public. Si les professionnels des médias ne se montrent pas responsables, comment pourraient-ils convaincre le public que toutes les images et tous les témoignages ne doivent pas être diffusés? J’ai trop entendu cette excuse des internautes: nous ne sommes pas journalistes, nous avons pas les mêmes règles que vous et, de toute façon, vous ne nous donnez pas vraiment l’exemple!