Il y a une soixantaine d’années, la radio avait au sein des foyers français la place qu’a aujourd’hui la télévision.
PAR ALBERT EBASQUE
Les jeunes générations auront du mal à le croire, mais le petit écran était alors un vrai luxe et il fallait se contenter d’écouter sans regarder… ce qui n´était d’ailleurs pas une frustration car très peu de personnes avaient déjà eu l’occasion de poser leurs yeux sur un tel appareil. La radiodiffusion de l’époque occupait donc une place importante et les programmes étaient très variés. L’un d’entre eux me plaisait plus que les autres: c’était un feuilleton quotidien à l’heure du déjeuner qui s’appelait «Signé Furax» et sortait tout droit de l´imagination fertile de Pierre Dac et Francis Blanche. Il devait durer chaque jour une dizaine de minutes et se terminait pas un gong et une petite voix rigolote qui disait «à suivre»…
L’intérêt de ce long feuilleton résidait dans les personnages mais la trame tenait aussi en haleine une bonne partie du pays. En gros, le monde était divisé en deux catégories: les bons et les méchants, ces derniers s’appelant les Babus qui étaient des envahisseurs. Comment devenait-on un Babu? En mangeant par hasard ou pas mégarde du «gruyère qui tue». Et à quoi le reconnaissait-on? Car il était totalement incapable de dire «in-du-bitablement» mais disait à la place «in-di-butablement». Et chaque fois qu’un des personnages que l’on pensait faire partie des bons prononçait cet adverbe aussi fatal qu’improbable, la surprise était totale; puis venait le gong, la petite voix qui disait «à suivre» et une musique entraînante. You Tube reproduit d’ailleurs des extraits sonores de ce feuilleton mémorable qui fut diffusé en cinq parties ou cinq saisons sur les ondes françaises en 1951 et 1952 puis de 1956 à 1960.
Je me souviens encore de certains personnages. Edmond Furax, bien sûr, chef d´une mystérieuse organisation malfaisante et sa compagne qui s’appelait Malvina. Il y avait l’ignoble Klakmuff, un certain Théo Courant, l’ineffable Nicolas Leroidec, ancien représentant en enclumes reconverti en agent secret et Asti Spumante, tueur à gages napolitain. Il y avait aussi le professeur Hardy-Petit et les deux détectives Black et White auxquels Pierre dac et Francis Blanche prêtaient leur voix, ces derniers étant donc à l’origine de cette gaudriole à grand succès. Un succès qui était tel qu’un premier ministre interrompit même un jour sa conférence de presse en disant aux journalistes: «Mesdames, Messieurs, je dois vous laisser car c’est l’heure de Signé Furax». En 1959, le sociologue Edgar Morin dans la Nouvelle Revue Française consacre même au phénomène un long article: «Je tiens Furax pour une œuvre géniale, pour la grande Iliade du siècle de l’humour. […] Je vois dans Furax une intégration parfaite de l’épopée et de la parodie; la parodie ne détruit pas le souffle et le souffle épique est emporté par une prodigieuse bouffonnerie. C’est bien plus que du Sapeur Camember ou du Tintin. C’est du Pantagruel à la sauce Hellzapoppin et au rythme électronique.»
Au-delà de cette analyse, ce feuilleton reflétait aussi les préoccupations de l’époque. La guerre froide battait son plein et le monde était plus simple qu’aujourd´hui car divisé en deux: d’un côté l’Union Soviétique, les rouges, les méchants; de l’autre les Etats-Unis d’Amérique, les bleus, les gentils. Et l’Europe, coincée entre ces deux puissances, vivait dans la hantise quasi-permanente d’une invasion russe comme ce fut le cas en Hongrie en 1956 et quelques années plus tard en Tchécoslovaquie puis en Pologne. Il était donc facile de savoir à qui ressemblaient les membres de cette fameuse secte des Babus…
Pierre Dac et Francis Blanche étaient des créateurs de génie, des rois de l’absurde et du loufoque. Ils ont inspiré de très nombreux humoristes, mais «Signé Furax» restera pour longtemps un modèle de drôlerie et de grand succès populaire de radiodiffusion qu’aucune série télévisée n’a par la suite réussi à égaler. Surprenant, non?