L’émission de la RTS Infrarouge du 1er février 2017 avait pour thème la disparition de “L’Hebdo”, et d’une façon plus générale l’avenir de la presse.
PAR BERNARD WALTER
Sujet sensible, ô combien!
Etonnante émission.
Je pensais qu’on assisterait à quelques solides empoignades entre journalistes-acteurs du terrain et patrons de presse-tireurs de ficelles.
Eh bien non.
Nous avons eu droit cette fois à un Infrarouge inhabituellement pacifié. Je l’attendais passionné et virulent, et je l’ai eu endormi, anesthésié. Il n’y avait même plus les dessins de feu Mix&Remix pour peut-être semer quelque désordre dans ce paysage désert.
Mais pourquoi cela?
La cause de “L’Hebdo”, et au delà de ça, la cause d’une presse vivante, ne vaut-elle pas la peine d’être défendue?
Et n’y a-t-il personne pour défendre cette cause?
La disparition de “L’Hebdo”, n’était-ce pas justement l’occasion d’un débat sérieux sur les enjeux culturels actuels dans notre pays, et d’une façon plus générale dans le monde? Et sur la nature de l’information que les gens reçoivent, ainsi que sur la question cruciale de l’indépendance des journalistes et des transmetteurs de cette information?
Mais aussi:
Pourquoi dans le casting de l’émission ne figurait pas l’un des réels chefs responsables de cette disparition de “L’Hebdo”?
Et pourquoi, au delà de la présence du très soumis directeur de “L’Hebdo”, qui était venu là en victime expiatoire, pourquoi n’y avait-il aucun défenseur sérieux du journal, pourquoi les syndicats ont-ils été tenus à l’écart du débat?
Peut-être faut-il se poser une question beaucoup plus générale, et cette question c’est: qui commande? Dans cette histoire, l’agneau, on le connaît, mais: Qui est le loup?
Et là m’est apparu à l’esprit que finalement l’émission était dominée par deux figures patronales ayant valeur de symboles.
Le premier de ces symboles est de type subliminal, car le personnage n’apparaît pas dans l’émission. Il s’agit d’Axel Springer, figure quasi mythique. Axel Springer est mort en 1985, mais il est encore bien vivant. En effet, c’est le consortium Axel Springer SE, propriétaire géant du secteur de la presse qui, avec Ringier, est patron de feu “L’Hebdo”.
L’Axel Springer en chair et en os était lui le maître absolu de la presse à grand tirage de l’Allemagne d’après 1945. C’est ce personnage aux méthodes totalitaires qui a été le facteur déclenchant de la contestation estudiantine en Allemagne, contestation d’où nait cette immense rupture politico-culturelle moderne que l’on résume par une date: Mai 68. (Aujourd’hui, cet événement de l’histoire est devenu un sujet très occulté voire tabou. Et lorsque d’aventure les médias dominants en parlent, c’est pour tirer dessus à boulets rouges.)
Le deuxième élément symbolique, c’est la présence sur le plateau de Gilles Marchand, directeur de la Radio Télévision Suisse (RTS) et futur directeur général de la SSR. « C’est mon patron », dit l’animatrice Mme Mamarbachi, dans un sourire, en le présentant. Est-ce lui qui a dirigé le casting de l’émission? En tous les cas, rien de ce qui fut dit lors de l’émission ne lui fut désagréable. Par ailleurs il ne semblait pas particulièrement concerné par la question de fond du débat.
Alors, à part M. Marchand, les autres protagonistes de cette soirée incolore et indolore:
Un ex-gros patron de média, Tibère Adler;
Alain Jeannet, chef de rédaction du “cadavre”, victime soumise et sans défense;
Cédric Jotterand, patron du “Journal de Morges”, un artiste local qui ne peut faire plus que défendre son petit bifteck;
Patrick Badillo, l’expert universitaire, neutre, ni pour ni contre bien au contraire, celui «qui sait» (mais quelle est l’utilité de ce savoir?);
Geoffrey Moret: le jeune du scénario (24 ans). C’est l’ambitieux qui invente une «nouvelle façon de s’informer». Il est dans l’air du temps, le tout «numérique». Le bébé qu’il invente, Kapaw, est une «nouvelle façon de présenter l’information», avec, explicitement, pour population cible, les jeunes de 25 ans. Kapaw, seuls les 15 à 35 ans peuvent comprendre ou apprécier. Juste retour des choses, il faut le dire. C’est une réponse au monopole des vieux soixante-huitards des années 1980 et suivantes, détenteurs alors des discours du savoir et de la pensée. Ici, la fracture entre les générations est exercée dans l’autre sens: le jeune est celui qui est dans le vent, le vieux, c’est le largué.
Mais ce «souffle nouveau» n’est que formel. Le fond est normalement conventionnel. Kapaw, c’est le culte du remplissage sonore qui empêche de vraiment penser, c’est le site de la génération des futurs sourds quarantenaires.
Finalement, tout le monde est d’accord. On dirait qu’ils font tous partie d’un club de gentils. Et que le mouvement actuel qui va vers la disparition de la presse écrite et qui est soumis à la logique de la finance, que ce mouvement est inéluctable. Et qu’on ne peut faire autre chose que le subir et l’enregistrer.
Le sentiment que me laisse cette émission, je peux le résumer en un court dialogue.
Du style:
Le Fossoyeur: «On est vraiment triste. Votre journal a rendu de si grands services. Mais c’était autrefois. Ça fait 15 ans qu’il est en déficit, et aujourd’hui, il n’est plus d’actualité.»
Le mort: «Mais comme je vous comprends, Monsieur!».
Réflexion très intéressante, car l’évacuation du fond des problèmes concerne tous les domaines. La “mort” de la critique accompagne le phénomène et n’arrange rien.
La fatalité de la seule logique économique balaie les velléités de chercher le fond et le sens profond de ce qui nous arrive.
Un monde transi de peurs d’un côté et et de pouvoir financier finit par se fabriquer les médias à son image. Insipide pour bercer les esprits plutôt que de les éveiller.
On interroge des gymnasiens, on invite un jeune entrepreneur de 24 ans pour parler de son site en pensant pouvoir comprendre l’évolution de la perception et du besoin d’information à partir de leur témoignage. Mais honnêtement, quand bien même sensibilisée à l’importance du sujet depuis ma tendre enfance, je ne crois pas avoir été abonnée à un journal avant mes 25 ans. Au début des années 2000, adolescents, étudiants, on achetait des revues/quotidiens au gré de nos envies, de l’actualité ou du temps à disposition. On regardait des séries et des films à la télévision et on écoutait de la musique à la radio. Cela n’a pas du beaucoup changer…
Pourquoi ne pas s’intéresser à la tranche des jeunes actifs ? Pour la majorité d’entre nous, n’est-ce pas au moment où l’on entre dans la vie active que le besoin et l’envie de s’informer se font réellement ressentir ?
Il aurait été intéressant d’entendre des témoignages sortant du cliché « ils ont 18 ans, ils sont superconnectés : innovons selon leurs besoins ». L’émission aurait alors, peut-être, offert des pistes de réflexion plus élaborées. On aurait pu faire le parallèle avec l’évolution de l’accès aux contenus musicaux où l’on est parti de la recherche de gratuité pour aboutir au paiement sur Spotify ou ITunes. On aurait pu réfléchir au fait que l’innovation n’est pas tout car elle ne concerne que le support, or c’est la qualité de l’information véhiculée qui compte pour nous, lecteurs. On aurait même pu oser ne pas mettre tous les titres dans le même panier que l’Hebdo…
Ne serait-il pas plus censé de donner la parole aux parents de ces jeunes ? Ces parents qui essaient de leur transmettre des valeurs qui dépassent la technologie et qui espèrent que leurs enfants pourront user de leur esprit critique, une fois sortis du nid, en ayant accès à une information digne de ce nom. Ce n’est pas à coup de slogans sur des supports super innovants qu’ils y arriveront…
Le psychodrame de la mort de L’Hebdo fond déjà dans la nuit glaciale de l’indifférence après deux semaines seulement. L’ego des journalistes en prend un coup. Ralph Büchi, 170 cm, amoureux de Ferrari, a largué son équipe d’un coup d’accélérateur. J’ai rencontré Ralph deux fois et chaque fois, c’est lui qui a payé l’addition. Sympa. Il m’a même invité à venir prendre un café à Berlin dans la tour d’Axel Springer. Qu’est-ce qu’il a dans la tête, on ne le sait pas mais lui sait piloter son auto. Pour piloter L’Hebdo il avait Alain Jeannet et Daniel Pillard, deux chauffeurs pour aller dans le mur et, pourtant, ils gardent leur place. Je pense, qu’en fait, ils ont ramené la Ferrari au box.
Si depuis plus de 10 ans, L’Hebdo était déficitaire, comment les journalistes économiques de l’équipe, la direction et les services marketing et administratifs, ont-ils pu croire au miracle ? Franchement, autant de laxisme et de naïveté c’est inquiétant pour des gens qui pensent être le quatrième pouvoir. Depuis des années, nous devions bien constater que la rédaction tournait en rond. En matière de journalisme d’investigation, est-ce que vous avez un cas fameux à citer ? Soit tout va bien en Suisse et en Romandie, soit la curiosité des journalistes romands était proche de l’état comateux. Si vous demandez à vos proches de vous citer un journaliste de ce fameux hebdomadaire, immanquablement, c’est le nom de Jacques Pilet qui vous est donné. L’Hebdo est mort. Jacques Pilet va mourir. La Romandie ne sera ni plus grande, ni plus petite. Si L’Hebdo était bon pour la tête. La tête de L’Hebdo l’avait grosse.
J’ai le Numéro anniversaire, 40 ans déjà, du 2 juillet 2009. C’est 20 pages spéciales sous le titre : On a marché sur la Lune. La rédaction de L’Hebdo, elle marchait sur la tête. Les journalistes feraient mieux de s’arrêter aux faits, au vécu, au-lieu de toujours vouloir faire des prédictions et donner des leçons. En matière économique, en politique, L’Hebdo était prétentieux. J’ai pleuré avec la rédaction quand, en 1992, le peuple suisse, à tort, a plongé dans les problèmes, s’est isolé du monde et de nos voisins, s’est lié les mains, a détruit son avenir pour sombrer dans la ruine et la déprime économique suite au vote négatif à l’EEE. Un peuple suisse aveugle et suicidaire qui n’avait rien compris au sens de l’histoire. Le nouveau gyrophare s’appelait Bruxelles et la Suisse y tournait le dos en marchand à sa perte. L’Hebdo nous l’a dit et redit, la Suisse est foutue si nous ne marchons pas avec l’Europe. Le siège d’Axel Springer est en Chine ou aux USA ? Ou pire en Russie ?
On peut être journaliste éminent à L’Hebdo est être à côté de ses pompes. C’est un fait.
Le Forum des 100, encore une histoire prétentieuse et inutile, passe au Temps. Aie et qui pilote ce projet ? Le dernier rédacteur en chef de L’Hebdo. C’est naturel.
Hebdo, Le Temps et bien d’autres. La presse papier souffre, ce n’est pas nouveau et ce n’est pas prêt de cesser.
Il existe selon moi deux constats fondamentaux qui rendent vaines toute hypothèses de solution si on n’en tient pas compte:
Une obligation de changement de modèle économique (causes: transfert de la pub vers d’autres supports, habitudes de consommation allant vers l’infidélité, etc.)
Une formation / éducation / scolarité allant vers une spécialisation toujours accentuée, rendant plus difficile la présence quotidienne de supports généralistes.
En conséquence, je me pose la question de la pertinence de la fréquence quotidienne d’une part et du nombre de journalistes sur le marché de l’autre.
Il me semble qu’on va inéluctablement vers une aggravation de la fracture culturelle (court terme) et que seules des décisions politiques sur l’education à l’information et à la connaissance pouront y remédier au moins partiellement (long terme).
Le modèle (qui n’en est pas un) du Canard enchaîné est intéressant parce que hebdomadaire (très) spécialisé à la pagination réduite, est hautement rentable. Je ne considère pas son contenu comme représentatif modèle d’une profession, mais son statut de SA en mains du personnel (env 70 personnes) et sa thématique très pointue (même si souvent trop facile) me laissent réfléchir.
J’avoue ne pas voir d’avenir à long terme pour des quotidiens généralistes à forte pagination, quels que soient les financeurs/ mécènes /donateurs, yc état.
À court terme, les crises continueront et le piège du populisme, du scoop bien baveux va les aggraver. Pourquoi ? Parce que les lecteurs disons “sérieux” se détacheront de ces médias aussi creux que scandaleux et la population affamée de ces sanglantes “révélations” en demandera toujours plus et n’achetera plus s’il n’y en a pas. Entre les deux, une zone très fréquentée actuellement, le dilemme sera cruel et comme aux échecs il y aura “obligation de jouer” ou d’abandonner.
Journalistes: j’ai évoqué le nombre parce que comme dans toutes les professions, il y a les bons… et les moins bons (je n’ose pas écrire autre chose), les passionnés et les dilettantes, ceux qui méritent de pratiquer et ceux dont les motivations sont moins pures. Tous ne sont pas à mettre sur un pied d’égalité et cette qualification même n’est pas un gage de divinité intouchable. Les vautours et touristes obèrent l’avenir des bons professionnels et c’est très regrettable, car ce sont eux qui assurent la qualité du 4ème pouvoir et la garantie de la démocratie.
La presse écrite doit assurer et assumer son processus darwinien sinon l’espèce entière disparaîtra et sera très dommageable pour l’écologie de l’information.
« Le Forum des 100 a-t-il coulé l’Hebdo ? » Je suis de ceux qui croient que le défunt magazine a souffert d’un problème de positionnement.
L’Hebdo… « Il était bon pour la tête », voici comment a été présentée la dernière édition du magazine romand, le 3 février 2017. Néanmoins, nous sommes probablement plus nombreux qu’il appert à ne pas pleurer le média qui n’est plus.
Force est de relever la page importante qui se tourne – 1981 à 2017. De souligner également tout ce que L’Hebdo a apporté aux générations précédentes. De noter aussi le nombre de journalistes aujourd’hui connus ayant passés par la rédaction sise au Pont Bessières 3, à Lausanne. Pourquoi au-delà de l’émotion légitime et compréhensible des premiers intéressés L’Hebdo ne manquera pas plus que cela dans le paysage médiatique romand ? Simplement, parce que son positionnement était devenu illisible.
Le magazine s’était, au cours des années, éloigné du journalisme d’investigation. De la recherche objective et impartiale de la vérité. Hors, il n’y a rien à gagner dans la galaxie de la grande consommation d’informations de masse, d’informations furtives, d’informations éphémères non pertinentes et même parfois non éprouvées. Le copier / coller, le diktat de la pensée unique et l’absence de valeur ajoutée ne constituent pas un créneau porteur. Cette constellation est déjà occupée par les réseaux sociaux et le tout gratuit tel que le quotidien « 20 Minutes », pour ne mentionner que lui. Et, on n’a plus besoin d’un magazine payant pour choisir son vin, sa terrasse au bord du lac ni pour se forger une opinion politique.
Pourtant, Dieu sait combien de fois beaucoup se sont posé la question : faut-il encore acheter L’Hebdo, malgré son idéologie unilatérale orientée. Et démontrer édition après édition, une incapacité voire une absence de volonté à se remettre en question. Comme disait l’autre : « Finalement, ce n’est pas la critique même des valeurs auxquelles l’on est profondément attaché, mais bien le constat que l’ouverture intellectuelle est absente chez ceux et celles qui à longueur d’année tentent de vous prouver votre obscurantisme. »
Même les petites annonces « Coquins, câlins, malins… » n’avaient plus la cote. Lire également l’article de Jacques Guyaz pour Domaine Public. Celles-ci avaient largement contribué à l’engouement, jadis, pour l’hebdomadaire. Elles étaient réputées à la fois pour leur sérieux et pour leur touche d’humour. Les sites de rencontres en ligne ont eu leur peau.
Et qu’en est-il du pompeux « Forum des 100 ?» Dont l’arrogant slogan était : « La rencontre de ceux qui font la Suisse Romande. » Merci pour les autres ! Cette manifestation devenue référence pour une minorité aura, sans aucun doute, fini par couler L’Hebdo. Tant son parfum de cooptation, à la sauce élitiste et limite jet-set ne pouvait qu’éloigner d’avantage une part très significative de son lectorat. Celui-ci ne se reconnaissant pas dans cet évènement bling-bling qui vous envoyait au visage : « Vous n’êtes pas in alors vous êtes out ! »
En agissant ainsi, le magazine a généré le désintérêt du plus grand nombre au lieu de fédérer et de garder une base clientèle solide. Je l’ai écrit récemment dans les colonnes du quotidien « Le Temps », la posture de la rédaction a probablement fait autant de dégâts que l’avènement du numérique.