Lectures – Oui, la grève est toujours d’actualité


L’ouvrage “Grèves au 21e siècle” est à la fois descriptif et analytique. Il revient sur le déroulement d’une série de grèves emblématiques. Il se veut aussi instrument de combat, en affirmant que l’une des tâches majeures du syndicat est aujourd’hui de s’armer en vue de grèves futures.

En cela, il rompt avec toute une époque, née au moment des premiers accords de «paix du travail» dans les années 30, et avec un mythe trop longtemps ancré dans notre pays, selon lequel la grève serait «illégale», voire «antisuisse». Il est vrai que «la reconnaissance du droit de grève sur le terrain constitutionnel, en 2000, a marqué un progrès majeur. Elle lui a conféré une légitimité supplémentaire.»

Le livre part d’un constat: celui de la recrudescence des actions de grève au cours de ces deux premières décennies du 21e siècle. Les auteurs l’attribuent au refus croissant du patronat de s’asseoir à la table de négociation et à la dégradation des conditions de travail. Par ailleurs, on constate que de tels mouvements, longtemps l’apanage des «cols bleus», ont récemment fait leur apparition dans le secteur des services et parmi les «cols blancs». La grève constitue donc «une des principales tâches d’un syndicat», un discours combatif que l’on n’avait plus entendu depuis longtemps.

Et les auteurs de passer en revue les causes, le déroulement et les conséquences de plus d’une dizaine de grèves, d’ampleur et de signification différentes. La première fut celle de la Blanchisserie centrale de Bâle, en 2000. Elle résultait du transfert d’emplois publics au secteur privé – une pratique qui a pris de l’ampleur – s’accompagnant d’une nette diminution de salaire, de 4’200 francs à 3’100 francs en moyenne. Les syndicats ont alors remporté un conflit social «qui a révélé tant la problématique des salaires minimums que les répercussions douloureuses des privatisations.»

Le conflit chez Zyliss, le fabricant d’ustensiles de cuisine (2003), mettait lui en avant le processus de délocalisation en Chine.

Plus connu du grand public, la lutte contre le démantèlement de la Boillat, acquise par Swissmetal en 1989, a largement dépassé les frontières de la bourgade de Reconvilier, dans le Jura bernois (2004 et 2006). Un extraordinaire mouvement de soutien aux grévistes se développa alors dans la vallée de Tavannes et au-delà. Ce conflit mit en avant des personnes, tels Nicolas Wuillemin qui fut véritablement l’âme de la grève, et Rolf Bloch, à qui fut confiée, par le Conseil fédéral, une tentative de médiation.

La grève de la Boillat fut hélas inutile, vu la déconfiture du groupe Swissmetal en 2012. Mais par ses répercussions dans toute la Suisse, elle galvanisa certainement l’esprit de résistance des travailleurs.

Autre grève largement médiatisée, celle des ouvriers des ateliers CFF de Bellinzone, qui dura 33 jours et concerna environ 430 personnes en 2008. Son slogan resté célèbre était «Giù le mani dalle Officine!» Il faut dire que les cheminots tessinois bénéficiaient d’une longue tradition de lutte depuis la fin du 19e siècle.

Cette grève connut elle aussi un très large mouvement de soutien transcendant les clivages sociaux et politiques. Elle provoqua cependant des tensions à l’interne, certains des protagonistes critiquant l’action des syndicats à leurs yeux trop attachés au consensus. Malgré une victoire d’étape, l’avenir des Ateliers de Bellinzone reste encore aujourd’hui menacé.

De moindre ampleur certes, les deux débrayages au supermarché Spar, respectivement en 2003 et 2009, étaient liés, eux, à des conditions de travail devenues inacceptables: «Une fois, il m’a fallu travailler huit week-ends d’affilée», raconte une jeune employée. Ce n’est qu’en 2015 qu’une convention collective de travail règlera les conditions de travail dans les shops de stations-services suisses.

«Deux milliards de bénéfice lors du dernier trimestre et deux mille licenciements. En ce 25 octobre 2011, l’annonce quasi simultanée de ces deux chiffres par Novartis offre un coup de projecteur foudroyant sur le cynisme néolibéral.» A Bâle 760 emplois et à Prangins, dans le canton de Vaud, 320 emplois sont menacés. Les menaces sur le site de Prangins amènent une mobilisation de soutien sans précédent, y compris dans le monde politique. C’est un succès, même si les employés devront faire des sacrifices (augmentation du nombre d’heures de travail). Et le syndicat Unia y a certainement gagné en crédibilité dans le canton de Vaud.

En 2012, c’est l’annonce de la fermeture de son site local à Genève par le groupe allemand Merck Serono qui fait l’effet d’une bombe. Malgré un bon plan social, l’essentiel du combat sera perdu, 1’500 emplois passant à la trappe.

Le milieu du paysagisme est  peu connu (alors qu’il existe 4’000 entreprises en activité en Suisse) et les employés y sont mal défendus: pas de convention collective dans la branche. Les salaires y sont par ailleurs particulièrement bas, les journées de travail interminables. La grève dans une entreprise schaffhousoise, en 2013, aboutit à une nette amélioration salariale, mais la lutte pour une convention collective nationale est toujours en cours…

Un domaine d’activité en Suisse s’est beaucoup développé ces dernières années, car porteur de juteux bénéfices: celui des entreprises privées de soins à domicile. Or celles-ci engagent souvent des migrantes en provenance d’Europe de l’Est. Si, au terme d’une grève de 14 jours, l’entreprise Primula AG de Küsnacht (ZH), capitule sur toute la ligne, la branche ne veut toujours pas entendre parler de convention collective.

Nous ne mentionnerons qu’en passant le triple débrayage de 8’000 à 15’000 grévistes du secteur de la construction, en 2002, 2007 et 2015, car il est bien connu. L’objectif, atteint mais toujours susceptible d’être remis en question par les fractions les plus dures du patronat, était la retraite des ouvriers du bâtiment à 60 ans.

Et les auteurs de citer un passage du Manifeste communiste de Karl Marx: «Les salariés sont parfois les vainqueurs, mais ça n’est que provisoire. Au fond, leur lutte ne vise pas à obtenir une victoire immédiate, mais plutôt à resserrer progressivement les liens entre tous les salariés.» Et pour les syndicats, la renaissance des grèves, un type d’action que l’on semble avoir oublié pendant des décennies d’assoupissement à la faveur de la «paix du travail», exige aujourd’hui un processus de réapprentissage.

Pierre Jeanneret

Vania Alleva, Andreas Rieger (éd.), «Grèves au 21e siècle», Zurich, Rotpunktverlag, 2017, 167 pages

Domaine Public

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3 commmentaires à “Lectures – Oui, la grève est toujours d’actualité”

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    Laurette 18 janvier 2018 at 14:12 #

    Je me souviens d’une grève qui a eu lieu au 20e siècle. Celle de Dubied, l’entreprise de machines à tricoter de Couvet, Marin et Peseux, en 1976, qui a duré un mois et mobilisé 600 employés. Ceux-ci ont décidé de débrayer à la suite de l’annonce de la suppression de leur 13ème salaire. Soit une modification de leurs conditions de travail prise unilatéralement par la direction, et confirmée par un tribunal arbitral prévue par la convention collective.
    “La colère a été la plus forte mais en même temps elle a lézardé l’édifice de la paix du travail en contestant cette décision” commente le journaliste Pierre Kramer à la télévision suisse romande le 20 août 1976 (1) à propos de la grève.
    A l’époque, le syndicat de l’industrie, de la construction et des services, la FTMH, se retrouve alors en “porte-à-faux” puisque d’un côté il se doit de défendre précisémment le système de la convention collective et de la paix du travail, et que de l’autre, il défend les grévistes mais sans pouvoir officiellement et ouvertement approuver leur action.
    C’est pourquoi, 40 ans après les évènements, deux meneurs de l’époque, André Ruffieux et Benito Luciano font part, dans une interview à la RTS (2) le 5 septembre 2016, de leur frustration puisqu’ils n’ont pas réussi à gagner totalement leur combat. Ils parlent même de trahison du syndicat car ils n’ont obtenu que la moitié de leurs revendications et ont du reprendre le travail.

    Lire les journaux et écouter des émissions de cette époque concernant cette extra-ordinaire action est fort instructif puisqu’on y découvre déjà notamment des problèmes causés par la mondialisation. Par ailleurs, le film “Un mois de grève au pays de la paix du travail” de Véronique Rotelli, 2017, permet de confronter les images du film 16 mm tourné à l’époque par le cinéaste Frédéric Godet et les témoignages de 2016 des anciens grévistes, non-gréviste, homme politique, historien, romancier et cinéaste.

    Petites anecdotes personnelles : adolescente, j’ai accompagné cet été de 1976 mon père à Couvet pour soutenir les grévistes, fière de lui et impressionnée et émue de l’action de ces personnes. Il y a rencontré d’anciens collègues puisque lui-même a travaillé à l’usine de Marin de 1963 à 1965. Je me souviens qu’ils se sont remémoré, notamment, le plaisir de l’aménagement du terrain de football près de l’usine, qu’ils ont effectué en enlevant à la main des tonnes de cailloux après les heures de travail. Je sais aussi qu’en 1964, mon père avait demandé une augmentation de salaire lorsque son 4ème enfant est né, et qu’il a expliqué la difficulté de “tourner” car le prix du loyer entre Genève, le précédent logement, et Neuchâtel, avait passé pour mes parents de 120 francs à 300 francs. Son interlocuteur lui avait alors demandé son âge, 26 ans, et lui avait dit “Dans votre situation, vous êtes fou de faire quatre enfants”. Merci pour nous ! Il faudra que je lui demande s’il avait obtenu cette augmentation…

    (1) https://www.rts.ch/archives/tv/information/un-jour-d-ete/3448150-dubied-en-greve.html
    (2) https://www.rts.ch/play/tv/toutes-taxes-comprises/video/la-greve-chez-dubied?id=7994517&station=a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da

  2. Jeanneret Pierre 18 janvier 2018 at 16:21 #

    Votre correspondante Laurette rappelle opportunément une grève fameuse au 20e siècle, celle de Dubied à Couvet, le grand esprit de solidarité qui l’accompagna, et évoque une certaine mentalité patronale “de l’époque” …mais restée bien actuelle. Merci pour son témoignage.

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    Christian Campiche 21 janvier 2018 at 12:27 #

    Ce n’était pas la tasse de thé d’Unia, celle d’impressum. Une action méconnue mais diablement efficace fut la grève des signatures qu’entreprirent les journalistes du Journal de Genève en 1997, après l’annonce de la fusion avec le Nouveau Quotidien. Elle dura deux (!) mois. Et aboutit à un plan social qui peut être considéré comme un modèle avec notamment l’introduction d’une clause de conscience. Les journalistes qui n’étaient pas d’accord avec la ligne du Temps, le journal qui succéda aux deux titres défunts, purent l’invoquer pour bénéficier du plan social.

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