Crise de la social-démocratie, mais pas seulement


Poursuite du débat engagé par Wolf Linder avec un éclairage libéral.

PAR OLIVIER MEUWLY

La crise que traversent les partis d’obédience sociale-démocrate ne concerne pas que les gens se sentant de gauche. Les malheurs dans lesquels sont empêtrés les PS allemand, français ou italien ne peuvent laisser indifférents les observateurs et autres acteurs de la vie politique.

Car les problèmes du socialisme ne sont qu’un reflet supplémentaire du trouble qui s’est saisi de l’ensemble des forces politiques, face à des mutations socioéconomiques perturbantes. La droite ne sait plus sortir du conflit entre libéralisme et conservatisme; la gauche est à son tour confrontée à des choix délicats. Y compris en Suisse où les partis politiques sont soumis à d’irrévérencieuses secousses, ne devant leur stabilité qu’à une démocratie directe tributaire malgré tout d’un système politique en état de marche…

Tout en rappelant son attachement au socialisme, Wolf Linder s’interroge sur les raisons du déclin des idéaux qui lui sont chers. Son parti, le PSS, n’échappe pas à son regard critique. Alors qu’il fait partie inhérente du système, reconnaît-il, il semble s’enferrer dans un «cul-de-sac», selon l’expression de l’auteur lui-même. Si le PSS parvient à marquer sa différence et à peser sur l’action politique, il a abandonné certains domaines et s’est aliéné son électorat habituel. Sa politique migratoire, et surtout ses choix sociétaux, lui font privilégier une politique en faveur des minorités, voire de groupes marginaux, au détriment de la clientèle du parti, plus sensible aux questions d’égalité salariale qu’à la défense des droits humains perçus dans leur réception abstraite. Les questions économiques sont ainsi évincées au bénéfice de problèmes éthiques importants, mais peut-être moins urgents. Pour Linder, un rééquilibrage s’impose afin que le socialisme puisse jouer son rôle dans une société déstabilisée par une mondialisation numérique que personne ne paraît contrôler.

Les articles de Wolf Linder font écho à une interview de l’essayiste de gauche Jacques Julliard, publiée dans L’Obs en octobre 2017. Le biographe de l’anarcho-syndicaliste Ferdinand Pelloutier présente une analyse de la social-démocratie à bien des égards semblable à celle que propose le politologue bernois. Lui aussi estime que la gauche française «a abandonné son système de valeurs et modifié son modèle culturel»; lui aussi observe avec dépit le «tête-à-queue idéologique» effectué par son camp en délaissant son terrain traditionnel pour s’alanguir dans l’obsession d’une lutte contre les discriminations, sans doute légitime, mais de plus en plus en porte-à-faux avec l’égalité sociale dont le socialisme devrait être le chantre. Jean-Pierre Le Goff, dans Malaise dans la démocratie, ou Marcel Gauchet, dans Le nouveau monde, parvenaient à des constats similaires.

Or la lutte contre les inégalités comme fin en soi peut paradoxalement, selon Julliard, se retourner contre les buts prioritaires du socialisme. Ainsi au chapitre de l’éducation, au nom de l’égalitarisme, la culture générale est tombée dans un profond mépris avec, pour résultat désastreux, qu’elle est devenue «l’apanage des enfants de bourgeois».

Et l’éditorialiste de Marianne, ancien de L’Obs, de déplorer que la laïcité, valeur inventée par le christianisme, ait été subvertie en un moyen de défense de l’islam politique sous le prétexte d’une tolérance, en l’occurrence, fourvoyée. Il vise cette fois cette gauche prompte à parachever son idéal égalitariste dans la complaisante, et béate, acceptation d’une interprétation de la religion qui trahirait les fondements du socialisme. Sans le citer, il reprend à son compte la critique que Jean Birnbaum adressait à l’islamo-gauchisme dans son Un silence religieux. La gauche face au djihadisme.

La gauche se voit ainsi provoquée par un égalitarisme articulé sur une politique antidiscriminatoire désormais à la source d’une quête identitaire symétrique par rapport à celle poursuivie par la droite «populiste», mais incapable de la renverser. Pour les auteurs mentionnés ici, la gauche ne peut que perdre son crédit en défendant une sorte d’«identitarisme» auquel le petit peuple finira par préférer le retour à une identité nationale, plus concrète, plus sentimentale.

La gauche sociale-démocrate se retrouve en fait confrontée, comme la droite libérale avant elle, au problème «national». Comment réintégrer cette notion, que le postmodernisme des années 60 et 70 prétendait avoir expédiée dans les oubliettes de l’histoire? La droite libérale tente désespérément de reconstruire une nouvelle synthèse entre Etat et nation, entre liberté économique et régulation, avec des succès variables selon les pays et les sujets.

Pour la social-démocratie, le problème est d’autant plus amer qu’elle est également attaquée, sur sa gauche, par un mouvement plus extrême qui n’hésite pas à se réclamer de l’idée de nation pour légitimer son rejet du capitalisme mondialisé.

Doit-elle plutôt chercher à mieux expliquer l’équilibre qu’il convient d’établir entre une mondialisation qui a aussi permis de résorber, au moins partiellement, la pauvreté dans le monde et son nécessaire contrôle sous la conduite d’une gouvernance européenne renforcée? Mario Carera le suggère, en rappelant que la social-démocratie peut se prévaloir d’avoir réalisé nombre de ses objectifs dans le cadre de l’Etat-providence développé après la deuxième guerre mondiale.

Mais ne risque-t-on pas de la sorte d’attiser les frustrations disséminées dans les différents courants d’idées, tous confrontés à l’aléatoire gestion d’une mondialisation? Un internationalisme habillé dans un langage «social» parviendra-t-il vraiment à éloigner des populations insatisfaites des mirages d’un protectionnisme que même ses avocats peinent souvent à défendre comme tel?

Pour les partis libéraux et sociaux-démocrates, l’heure est grave. Il serait toutefois faux de succomber à l’air du temps et de croire qu’à l’antagonisme traditionnel entre gauche et droite se serait substitué un clivage charpenté sur l’opposition national-global, ou repli-ouverture.

Non, les deux camps sont divisés par ce conflit et chacun doit le résoudre selon ses options fondamentales. Nier ce passage par un débat interne à chaque famille contribuerait à opacifier encore plus le paysage politique, à l’aide de fausses distinctions. Dans tous les cas de figure, la «nation» ne résonnera pas de la même manière selon que l’on se sent de gauche ou de droite!

Contentons-nous pour l’instant d’émettre un vœu. 2018 correspond au 50e anniversaire de Mai 68: puissent droite libérale et gauche sociale-démocrate s’interroger sur leurs prises de position depuis lors! Peut-être y trouveront-elles le moyen de dénicher des chemins à l’abri des tentations néoconservatrices ou «néogauchistes»

Une étape nécessaire lorsqu’il s’agira d’accorder les violons pour combattre ensemble l’initiative de l’UDC sur la primauté du droit national!

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