Lettre à mon opticien (7) – Quetzalcoatl, m’a-t-il dit, était un dieu de la mort, mais aussi de la renaissance et de l’immortalité


Cher Monsieur,

Il y a quelque douze mois, j’ai acheté dans votre boutique de Morges cette belle paire de lunettes. Comme vous le constatez, ses branches sont en forme de serpents.

Votre opticien m’a convaincue que le serpent n’est pas seulement le symbole du mal. Si vous l’avez oublié, je vous rappelle que c’est Satan qui est le responsable du péché d’Ève et de la chute de l’homme. Votre vendeur est passionné par la mythologie des Aztèques. Quetzalcoatl, m’a-t-il dit, était un dieu de la mort, mais aussi de la renaissance et de l’immortalité. Je l’ai cru et j’ai eu tort. Ces lunettes m’ont envoûtée, ensorcelée. Je pense que votre vendeur m’a jeté un maléfice. J’ai essayé de me libérer de ces sortilèges, en vain. Satan est entré en moi.

Auparavant, j’étais une concierge sympathique et soigneuse. Vos lunettes ont modifié mon comportement. J’ai commencé à délirer et à halluciner. Je me suis repliée sur moi-même. De toute façon, je n’ai pas de famille et je suis une sauvage.

Je suis devenue une souillon malpropre qui passait sur les sols une serpillière pleine de microbes et d’une saleté qui me répugnait moi-même. Marie-Souillon, qu’on m’avait rapidement surnommée dans l’immeuble. Le diable m’habitait et me parlait. Les voix me disaient: «Empoisonne-les! Rends-les malades! Tu as compté ce qu’ils t’offrent comme étrennes? Des clopinettes! Qu’ils meurent de la rage!» Je laissais l’eau stagner dans son seau et j’y ajoutais un peu d’urine et quelques déjections de mon rat. La leptospirose, la peste bubonique, la tularémie, voilà ce qu’ils méritaient ces locataires… Et je passais la panosse en espérant que quelques-uns marcheraient pieds nus et seraient contaminés… Oui, on dit panosse chez moi! Parfois, je disais à mes voix: vade retro satana, vade retro… Il s’en moquait le démon!

Les locataires avaient cessé de me faire des salamalecs: plus de politesse, plus de mercis, plus de saluts. J’étais devenue une pestiférée. Ils se sont plaints auprès de la gérance. J’ai été licenciée. Je n’avais plus de travail ni de logement. J’ai tenté de me suicider. Les voix me poursuivaient continuellement. Je me suis retrouvée un jour à Cery, oui, chez les fous. Ils m’ont confisqué mes lunettes. Je ne sais pas ce qu’est devenu mon rat, mon seul ami. Cela fait maintenant trois mois que j’y séjourne. Schizophrénie, qu’ils ont dit. J’avale leurs médicaments et leurs salmigondis, aussi bien leurs ragoûts ignobles que les banalités qu’ils me débitent à longueur de journée.

Cher Monsieur, je vous demande de m’aider à recouvrer la santé. Vous devez faire exorciser votre gérant de Morges et purifier votre boutique. C’est seulement ainsi que mes voix me quitteront définitivement. Peut-être pourrai-je alors reprendre une vie normale… Le recours aux prières et à l’eau bénite pour chasser le diable n’est pas une relique du passé. Surtout, il ne faut pas oublier de mettre du sel dans l’eau bénite. L’apôtre Matthieu (Bible: Matthieu 4-10) parlait ainsi: «Retire-toi Satan! car il est écrit, tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras seul».

Je vous adresse mes meilleures salutations.

Cécile Dubois, votre cliente éplorée

Anne Bornand, Café aux Lettres, Morges, juillet 2018 MOTS CLÉS : Serpent – Serpillière – Sortilège –Santé – Souillion – Sympathique – Salamalecs – Salmigondis. Thème : Lettre à mon opticien.

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