Chronique d’Alès – Mon journal victime du virus


PAR MARC SCHINDLER

Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais votre journal a maigri. Pas parce que les journalistes n’ont plus rien à écrire, au contraire. Mais parce que la publicité a fondu. C’est normal : pourquoi les annonceurs dépenseraient-ils de l’argent pour nous vendre des voitures, des TV ou des meubles, alors que nous sommes confinés, que les magasins sont fermés et que nous sommes au chômage partiel ?

Ce matin, mon quotidien local, Midi Libre, n’avait plus que 7 pages de pub sur 30, Le Monde 5 pages sur 26, y compris les annonces mortuaires. Vous me direz : tant mieux, la pub dans les journaux était envahissante. Ce n’est pas du tout l’avis des éditeurs de journaux. La publicité, c’est le sang de la presse. Ce ne sont pas vos abonnements qui paient les journalistes, les informaticiens, les imprimeurs et les livreurs de votre journal. C’est la publicité. Le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry le disait en 1956 : « Par bonheur, il y a la publicité, l’indispensable, la bienfaisante publicité». Il y a longtemps que les journaux ne comptent plus seulement sur la pub papier pour se financer. Ils ont tous développé à grand frais leurs éditions numériques payantes. Pour quelques euros, je lis chaque matin la presse française, suisse, américaine et britannique. Ça met du beurre dans les épinards de mes journaux favoris.

Les stratèges de la pub ont déjà sorti leur calculette. Comme tous les économistes prévoient que l’épidémie va provoquer une récession, ils s’attendent à une chute de la publicité, qui va surtout toucher la presse. La télévision sera moins frappée, parce que les contacts publicitaires sont conclus à long terme. Selon l’agence publicitaire Reuters, 600 milliards de dollars de pub ont été annulés dans le monde. Les plus grands quotidiens ne sont pas épargnés. Le New York Times prévoit une baisse de 10% de ses revenus publicitaires. Les autres, plus prudents, cachent leurs pertes. Avant l’épidémie, aucun journal ne roulait sur l’or. Leurs comptes étaient au rouge et leurs dettes au plafond. En France, les grands quotidiens sont la propriété de capitaines d’industrie et de financiers, des gens qui ne sont pas connus comme philanthropes ! Quand la houle secoue le navire, quand les recettes publicitaires s’effondrent, on réduit la voilure – comprenez on licencie, on réduit les frais et on n’investit plus. En Suisse, où la plus grosse part du gâteau publicitaire va à la presse, il s’était déjà réduit de 10% l’an dernier.

Tous les publicitaires ont coupé leurs campagnes pour éviter d’envoyer un message décalé. Plus de pub agressive et surtout pas d’annonces publiées à côté d’articles sur le nombre de morts du virus. Le mot d’ordre : se rendre utile pendant la crise. Face à la crise, les journaux ont aussi modifié leur stratégie. Les lecteurs sont saturés d’informations traumatisantes par les chaînes d’information en continu : annonces dramatiques, conférences de presse avec la litanie des victimes, images effrayantes des hôpitaux débordés. Les lecteurs ont besoin d’être rassurés, ils veulent avoir la parole pour dire leurs drames et leur malaise. Mon quotidien local, Midi Libre, fait un effort méritoire et publie 21 pages spéciales : « opération masques, tous mobilisés » ; « Lançons un appel aux bonnes volontés »; « nos experts répondent à vos questions ».

Et voilà que la Poste française décide de ne plus distribuer le journal chaque jour, elle qui reçoit chaque année 100 millions d’euros de subventions publiques. L’Alliance de la presse d’information générale riposte à coups de pages de pub. Le PDG de Midi Libre publie un éditorial vengeur : « Quand la Poste déserte ». Un million et demi de lecteurs ne recevront leur journal que trois jours par semaine. « En renonçant à distribuer quotidiennement la presse, la Poste rompt un lien social d’une importance capitale en temps de crise ». Durant ma carrière de journaliste en Suisse, j’ai vu mourir quatre quotidiens, faute d’argent. Rudyard Kipling disait : « La première victime d’une guerre, c’est toujours la vérité ». Je crains que la seconde victime ne soit mon journal.

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