Tribune libre – D’abord, les statues, puis les bibliothèques, puis …

Détruire la statuaire monumentale est à la mode en Occident.

Désormais, quand on est jeune, bien éduqué, conscientisé, organisé, et donc, par là, soucieux de purifier l’espace public des miasmes du passé, il est du meilleur ton de jouer de la peinture en bombe, de la barre de fer, du câble, pour défigurer, briser ou mettre à bas les statues érigées pour honorer nos Anciens.

Car un Grand Ancien, c’est forcément quelqu’un qui a quelque chose à se reprocher. L’individu ne le savait pas nécessairement de son vivant, mais l’intellectuel conscientisé du début de ce cher XXIe siècle, lui, le sait : le passé est coupable. Donc, place nette.

Je pourrais faire preuve de mauvais esprit en faisant remarquer que l’individu le plus acharné à la destruction de notre patrimoine culturel est celui en qui la société a placé le plus d’espoir et investit le plus de moyen en lui offrant – ou en incitant ses parents à les lui offrir – de belles et coûteuses études. Celui à qui un intense travail intellectuel, sous l’égide de maîtres rémunérés par l’État, au sein d’institutions financées par le contribuable, devrait avoir permis d’affiner son esprit, de polir son jugement, d’approfondir sa compréhension des ressorts de l’âme humaine. Comme dans l’Allemagne de 1934, l’étudiant est celui qui sait où se trouvent les livres qu’il faut extraire des bibliothèques afin de les brûler…

Mais je ne vais pas insister sur ce point. J’aurais probablement l’occasion du revenir, mais, aujourd’hui, je désire attirer l’attention sur un autre aspect de la question.

Depuis des milliers d’années, en Occident comme en Orient, on érige des statues dans l’espace public ; pour honorer les dieux, pour rappeler le souvenir d’un héros, pour remercier d’une guérison, pour représenter la geste des guerriers, ou illustrer le déroulement d’une fête religieuse, pour se souvenir d’un danger, pour commémorer un événement, pour symboliser un concept philosophique, pour flatter un souverain, … En Égypte, en Inde, en Perse, en Hellade, à Rome, en Étrurie, à Carthage, puis dans l’Europe du moyen-âge, dans l’Amérique pré-colombienne, devant les palais de l’Italie renaissante, sur les places royales de la monarchie française, on a dressé une statuaire monumentale.

Faut-il conserver tout cela ?

Disons-le tout net : il n’y a pas un seul de nos ancêtres qui puisse être regardé comme sans tache à l’aune de la morale « progressiste » du début XXIe siècle. Aucun. Pas même Winston Churchill – qui défendit la démocratie britannique contre le totalitarisme national-socialiste – , ou Georges Washington – qui mena l’armée qui allait permettra la création des USA et de leur démocratie -, ni le Mahatma Gandhi – qui permit à l’Inde d’accéder à l’indépendance sans violence -, ou Mère Teresa (de Calcutta) – qui sacrifia sa vie à soulager les derniers instants des plus miséreux de l’Inde moderne -, ou Jean-Jacques Rousseau – et sa philosophie révolutionnaire -, ou Abraham Lincoln – qui détruisit l’esclavage aux USA au prix de 600 000 morts -, même Henri Dunant – qui fonda la Croix-Rouge – a ses zones d’ombres. Tout au moins, bien entendu, aux yeux des jeunes révolutionnaires « progressistes » et éradicateurs de notre XXIe siècle débutant.

Donc, il faut détruire. Araser nos places publiques. Y instaurer le règne du vide, de la non-Histoire, anéantir le patrimoine qui déplaît.

Mais… je me demande… La Culture, n’est-ce pas cette accumulation de faits historiques, cet exercice permanent du goût, cette accoutumance aux philosophies anciennes, cette approche des civilisations étrangères, cet apprivoisement d’opinions disparues, qui doit nous permettre de terrasser, en nous, la bête primitive ? La Culture, l’Éducation, n’est-ce pas cet apprentissage de la modération, de l’attention, de la précaution, qui doit nous permettre de mieux discerner les nuances du bien et du mal, de comprendre que le monde n’est pas binaire mais, au contraire, abrite une infinité d’opinions… ? L’Éducation, n’est-ce pas la condition première qui permette de faire du jeune barbare un citoyen respectueux et responsable… ? 

Ou me suis-je trompé ?

Car si je me suis trompé, c’est ennuyeux… Si la Culture, si l’Éducation ne font que renforcer l’intolérance chez les individus, s’ils ne peuvent même pas respecter les Ancêtres, même à titre décoratif, même comme rappel de la complexité du monde, alors que ne feront-ils pas, demain, aux vrais gens qui ne pensent pas comme eux… ?

D’abord les statues, puis les bibliothèques, puis le droit à l’expression, puis … Puis quoi ?

J’espère que je ne me suis pas trompé.

Bernard Antoine Rouffaer, Jongny

Illustration: photos et montage BAR

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