Tribune libre – La fin de la voie bilatérale, signe de la faiblesse de la gouvernance helvétique


Le Conseil fédéral a donc tiré la prise. Au-delà des conséquences très fâcheuses et encore incalculables, entraînées par le retrait unilatéral de la Suisse en vue de la conclusion d’un accord-cadre avec l’UE, le geste marque la fin définitive d’une culture du pragmatisme chère à la Suisse aux grandes et belles heures d’un parti radical dominant, il y a plus de 20 ans, la scène politique fédérale. Sans panache il faut le dire, mais taillée sur mesure, aux intérêts économiques d’une Confédération souhaitant un accès sans entrave au marché unique, cette voie s’est enlisée, aboutissant à cet abandon. Avec le recul elle est une confirmation de la faiblesse institutionnelle du gouvernement suisse, observée déjà, dès le fameux échec de l’EEE en 1992, puis confirmée en 2014 avec l’acceptation de justesse de l’initiative UDC, restreignant la libre-circulation par le peuple suisse. A force de lancer des initiatives contre la libre-circulation, l’UDC l’avait emporté de justesse. Même si le Conseil fédéral a bien laborieusement tenté de remonter la pente, l’influence et l’essor de Christophe Blocher et de son parti, combinée à celle du Parti socialiste et de son aile syndicale n’ont cessé d’affaiblir la cohérence de la gouvernance suisse, de la rendre plus instable et donc moins prévisible, en particulier en ce qui concerne l’aboutissement d’un partenariat plus structuré avec les 28, devenus 27. Aujourd’hui, l’influence des partis modérés du Centre droit (PLR, Centre), garants de ce pragmatisme évoqué précédemment, s’est effritée peu à peu. S’ajoute un manque de leadership, d’habileté et de courage de certains ministres-clés sur ce dossier. L’action de l’Exécutif est si illisible ici, que ce dernier n’a même pas osé affronter le Parlement. Et forcément encore moins le peuple.

Avant les années 90, le Conseil fédéral se contentait de gérer l’opposition de gauche en son sein. Par le jeu de la démocratie directe: la gauche, lançait, par exemple, systématiquement des initiatives contre le secret bancaire, qu’elle perdait avec une constance tout aussi systématique. «L’opposition c’est le peuple», martelaient, non sans une bonne pointe d’arrogance, les cercles des partis bourgeois, de manière réitérée, avec un gouvernement clairement et solidement appuyé dans ses certitudes à droite, proche de l’économie et dans le climat de guerre froide jusqu’à l’effondrement du mur de Berlin. Au tournant du 21ème siècle, ce socle s’était déjà clairement effiloché. Les relations compliquées avec Bruxelles ont peu à peu pâti de cette situation, entre un Exécutif à la fois confronté en permanence à des négociations complexes de renouveau, puis d’approfondissement de la voie bilatérale, et au renforcement en son sein d’un bloc hétéroclite, mais devenu au fil du temps quasi majoritaire, composé de partisans souverainistes UDC et de socialistes relayant les positions syndicales en son sein. Inexorablement, même les caciques et certains ministres PLR, comme Karine Keller-Sutter, ont fini par être contaminés par ces craintes.

Il y a quelques jours, l’ancien secrétaire d’Etat Jacques de Watteville, chargé longtemps de la négociation générale et financière avec l’UE, et René Schwok, professeur au Global Studies Institute de Genève*, grand spécialiste de la relation entre la Suisse et l’UE, ont rappelé lors d’une conférence à la fondation Jean-Monnet à quel point les trois fameux dossiers controversés et pendants sur les salaires avec certains risques de dumping social, les aides publiques et surtout la fameuse directive sur la citoyenneté européenne, – en particulier la hantise d’un tourisme social d’Européens en Suisse -, étaient montés en épingle: ces points ne constituaient pas des seuils infranchissables, assuraient-ils. Fins experts et connaisseurs des rouages de l’UE, ils rappelaient avec pertinence que celle-ci était prête au compromis. «Il faut juste faire preuve de créativité», plaidait encore Jacques de Watteville.

Toutefois, l’absence de leadership dans l’attelage gouvernemental n’a, de toute évidence, pas abouti à un tel dépassement. La volonté de conclure et d’affronter avec conviction le peuple s’avérait dès lors illusoire, en raison de ces contradictions internes irréversibles. On a beaucoup glosé et accusé le manque de leadership du ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis sur ce dossier. Mais à ce jour, personne ne s’est sérieusement interrogé, par exemple, sur l’importance véritable accordée à un accord-cadre avec l’UE pour un Guy Parmelin, dédié à la direction de l’économie et de son commerce extérieur – les deux tiers de nos échanges s’effectuant soit dit en passant avec l’UE – et au secteur de la recherche et la formation dont il est en charge. Ce bon élève méritant de l’UDC est accessoirement en porte-à-faux avec la grande majorité de sa population cantonale et romande traditionnellement plus ouverte et moins crispée qu’outre-Sarine. Normalement, un chef de département est aussi, et même surtout, le défenseur des milieux politiques directement concernés. Est-il vraiment à sa place dans un costume pas taillé pour lui? Ni les milieux économiques, pas plus que ceux chargés de la recherche et de la formation n’ont jamais osé l’interpeller publiquement à ce sujet. Pourtant, lorsqu’il prit en 2018 les rênes du Département de l’économie publique et de la recherche, on pouvait s’attendre clairement qu’il soit, et cela pour la première fois dans ce ministère, idéologiquement rétif au compromis avec Bruxelles. Il serait peut-être judicieux que la Suisse politique et médiatique ne s’économise pas ce débat si elle veut avancer face à des défis fondamentaux comme sa relation avec son plus grand partenaire économique et politique et se l’avouer franchement: le modèle de démocratie directe ne peut fonctionner qu’avec à sa tête un gouvernement assez solide et uni pour partager des valeurs et des principes politiques clairs. Leurs abandons traduisent en fait une unité de façade par facilité. Le prix à payer de cette pantalonnade se mesurera vite dans le temps. Avec le risque d’être assez lourd en définitive.

Edgar Bloch, Lausanne

*A lire la republication «Suisse-Union européenne – L’adhésion impossible?» René Schwok – 4è édition- SAVOIR SUISSE

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Un commentaire à “Tribune libre – La fin de la voie bilatérale, signe de la faiblesse de la gouvernance helvétique”

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    Christian Lecerf 1 juin 2021 at 14:18 #

    Une suggestion pour le Conseil Fédéral : recruter Michel Barnier qui a su mener de main de maître les négociations du Brexit. Il devrait bien parvenir à résoudre le problème des relations entre la Suisse et l’UE…

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