Victoire historique de Pedro Castillo, chantre de la Sierra et premier président pauvre du Pérou


PAR PIERRE ROTTET

Avec 99,795% des votes exprimés et officiellement comptabilisés par l’ONPE (le Bureau national en matière d’élections), l’homme du peuple, de la Sierra, Pedro Castillo, devance la candidate populiste conservatrice, Keiko Fujimori de quelque 72’000 voix. L’élection s’est jouée sur le fil du rasoir. Après quatre jours d’indécisions, mais surtout à quelques encablures d’un résultat final que l’ONPE tarde pourtant à donner, Castillo recueille 50,206% des suffrages exprimés, contre 49,794 à sa rivale. En dépit des tergiversations, Castillo ne peut plus être rejoint. Mardi dans la soirée, selon le quotidien « El Pais », le Pérou issu de la classe politique traditionnelle, a vécu un séisme auquel il ne s’attendait pas. Pedro Castillo a anticipé l’annonce officielle, se déclarant vainqueur. Il est vrai qu’il restait alors des poussières de pourcentages à comptabiliser, d’où la prudence des médias locaux. Ce qui n’a pas empêché Castillo d’annoncer qu’il « formerait un gouvernement respectueux de la démocratie et de l’actuelle constitution ».

Les grands cabinets d’avocats des milieux financiers à Lima ont immédiatement réagi en présentant mercredi une demande d’annulation de 100’000 votes favorables à Castillo. Dès mardi, le vent de la défaite aidant, Keiko Fujimori avait joué de l’arme dont elle s’est servie durant une décennie, à savoir la fraude. Quoi qu’il en soit, la déconvenue du clan Fujimori résonne comme le clap de fin s’agissant des prétentions fujimoriennes à accéder à nouveau au pouvoir. Le barrage bétonné, les tirs tous azimuts et à boulets rouges des élites et des médias qui leur sont inféodés, les ignorances entretenues, les peurs irraisonnées de l’arrivée du diable et du communisme, du chavisme, du castrisme, construits pour terroriser la petite bourgeoisie de Lima, principalement, n’ont pas eu raison de Pedro Castillo.

L’homme de la Sierra, âgé de 51 ans, le peuple dans la peau, accède à la présidence du Pérou. Le syndicaliste et maître d’école rurale, le «campesino» andin ne doit en rien sa victoire au vote des Péruviens de l’étranger favorables à plus de 65% à Fujimori. Une forte diaspora qui a emporté dans ses valises ses craintes et ses rejets des réalités que vivent au quotidien nombre de leurs compatriotes… A noter que les deux-tiers des votes de l’étranger, favorables à la candidate d’origine japonaise, viennent de Péruviens installés au Japon, aux Etats-Unis et en Espagne… Sur les 23’262’475 électeurs inscrits, 17’803’306 ont voté. Plus d’un million de bulletins ont été comptabilisés nuls, 100’000 personnes ont voté blanc. Pedro Castillo s’impose dans 16 régions, soit dans la Sierra, les Andes et certaines régions amazoniennes ; Keiko Fujimori dans les 9 autres, toutes situées dans des villes urbaines en bordure du Pacifique, à l’exception de deux régions en Amazonie du nord. Révélateur : les électeurs de la région de Puno, les hautes plateaux andins, ont plébiscité Pedro Castillo à 89%. Ainsi, pour la troisième fois, après avoir déjà connu la défaite en 2011 et 2016, malgré l’appui massif de ceux qui facilitèrent pourtant par deux fois ses deux premières déroutes, la candidate populiste et conservatrice Keiko Fujimori, 46 ans, mort la poussière.

La défaite est amère, rude. Humiliante, compte tenu de l’appui des milieux économiques, d’une presse à 80% en sa faveur et des dizaines de millions de dollars injectés en faveur du clan Fujimori et de sa représentante pour mettre au tapis le « gauchiste radical » Castillo. Autrement dit, rien n’a été en mesure de barrer la marche en avant du représentant du monde des « campesinos », de la Sierra. D’une Sierra qui chante l’âme et l’histoire du Pérou, délaissée par les pouvoirs conservateurs ces dernières décennies. A n’en pas douter, ces élections laisseront de terribles traces au sein même des populations. Clivées, divisées comme jamais entre Lima et la Sierra. Sans parler du grand écart, culturel celui-ci.

Votez sans peur et sans haine, titrait dimanche 6 juin à Lima le quotidien « La Republica ». Dans un pays où le vote est obligatoire, sous peine d’amendes, pas certain qu’il sera entendu par les millions d’électeurs péruviens. Celle qui est sortie de prison après avoir obtenu l’autorisation d’une liberté surveillée afin de faire campagne pensait bien échapper à la justice en devenant la première femme à la présidence du Pérou. Cela après avoir purgé 18 mois de prison comme n’importe quel délinquant, pour corruption et autres délits graves. Raté ! Ses délits la rattraperont. Avec les charges retenues récemment contre elle par le procureur Domingo Pérez Gomez, la candidate vaincue encourt jusqu’à 30 ans de prison pour « des infractions en lien avec une organisation criminelle, lavage d’argent, fausses déclaration en procédure administrative et obstruction à la justice ». Autrement dit, l’ensemble des casseroles que traîne la candidate que voulaient imposer au pays les bonnes consciences des oligarchies économiques péruviennes.

Sans surprise, le maître d’école s’est largement imposé dans la longue bande qui s’étend du nord au sud du Pérou, partout dans les régions rurales de la Sierra, et même en Amazonie, alors que sa rivale l’emporte à Lima, au Callao et dans trois ou quatre villes côtières, au nord du pays. Le défi sera de taille pour Castillo, appelé à gouverner un pays terriblement polarisé, mais aussi en raison de la situation politique, à laquelle s’ajoute une profonde crise institutionnelle, économique et de santé, de surcroît aggravée par la pandémie. Une chose est certaine: l’héritage laissé depuis plus de quarante ans par les derniers présidents, tous impliqués dans des affaires de corruption, n’est en rien un cadeau pour Castillo, avec des adversaires politiques habitués à cacher la m… au chat sous les moquettes du Congrès, histoire de masquer leur incapacité chronique à résoudre les problèmes qui se posent au quotidien dans le pays. Pas une mince affaire, assurément, avec des adversaires qui feront tout pour empêcher son mandat d’aller à son terme. En mettant au passage sur le dos de la gauche leurs propres échecs. Ceux qu’ils cultivent depuis des lustres en les escamotant !

L’héritage est d’autant plus dangereux, pour le nouvel élu, qu’il est encore empoisonné en raison de la pandémie. Un covid 19 qui a mis à jour les graves absences et carences sociales du Pérou. Révélant les calamiteuses failles des systèmes en matière de santé et d’éducation publiques dans le pays, faute d’investissements des gouvernements successifs au moins depuis 1980. A cela s’ajoute la désastreuse gestion du covid 19, d’abord du président Martin Vizcarra, destitué le 9 novembre 2020 pour cause de corruption, ensuite du président intérimaire Francisco Sagasti, en charge jusqu’au 28 juillet prochain.

Tristement révélateur des défaillances en matière de santé publique auxquelles devra faire face Castillo: le lourd bilan des victimes du covid 19. Avec ses désormais plus de 184’000 morts, le Pérou prend la tête sur la liste du plus grand nombre de décès dans le mondeLes révélations apportent d’ailleurs au quotidien leur nouveau lot d’atrocités. Selon « El Pais », quantité de personnes sont mortes sans attention médicales ni apport d’oxygène, fruit d’une imprévoyance et d’une négligence coupables des autorités. « Ceux qui ont accouru aux services de santé privée se sont endettés pour toujours. Dans de nombreux cas, des Péruviens ne se sont pas manifestés pour recueillir les cadavres de leurs proches, dans l’incapacité d’affronter les coûts de clinique, jusqu’à 300’000 dollars », écrit le correspondant à Lima du quotidien madrilène.

Autre question à laquelle devra s’atteler Castillo : l’éducation . Depuis la fin du mois de novembre 2019, plus aucun enfant, écolier, étudiant ou universitaire n’a mis les pieds dans un établissement scolaire. Les effets dévastateurs sur la jeunesse du pays demeurent à ce jour incalculables. Un sujet sans doute évoqué avec l’ex-président uruguayen, Pepe Nujica, le dirigeant le plus respecté voire le plus aimé en Amérique du Sud, qui lui a rendu visite la semaine passée à Lima.

La pandémie laisse en outre une économie exsangue, même si elle était déjà déficiente, bien avant l’apparition du fléau. Officiellement, on estime à deux millions le nombre d’emplois perdus depuis le début du covid 19, en mars 2020. Un chiffre qui pourrait bien se situer entre 6 et 8 millions, selon certaines ONG pas aussi proches des autorités que l’Office nationale de statistiques. Des chiffres qui n’incluent pas les millions – impossible à estimer – de travailleurs informels. L’économie péruvienne est tombée de 11%, le plus énorme recul dû au confinement strict décidé par le pouvoir. Sur une population d’environ 32 millions d’habitants, les ministères concernés admettent que 3 à 5 millions de Péruviens ont basculé dans la pauvreté. Un chiffre qui est sans doute malheureusement loin du compte et de la réalité, avec les millions d’hommes, de femmes et d’enfant laissés pour compte. Les oubliés d’un système inique.

Ce désastre économique s’accompagne d’un autre ravage social: près de 10 millions de personnes, soit 30% de la population, n’arrivent plus à couvrir leurs nécessités quotidiennes et essentielles. La victoire de Castillo est d’autant plus probante que rien ne lui a été épargné pour tenter de le déstabiliser dans sa campagne. Et surtout pas le massacre de 18 civils, dont 4 enfants, mitraillés, passé inaperçu dans la presse en Suisse ou en France. Une horrible tuerie pourtant, survenue le 23 mai dans le bar d’un petit village situé dans une région montagneuse entre les Andes et l’Amazonie de l’Apurimac, au sud-ouest du Pérou. Et plus précisément dans la région du VRAEM, connue pour être en mains des trafiquants de drogue. Le gouvernement et l’armée ont immédiatement et bien prématurément attribué ce massacre au terrorisme du Sentier lumineux (SL). Ce dont s’est emparé immédiatement le camp fujimoriste, le mettant en relation avec le candidat Castillo à qui l’on prête de prétendus liens avec le SL. Un attentat, tombé de nulle part, gratuit et non revendiqué pour laisser sur place des cadavres et quelques slogans : « Quien vote a favor de Keiko Fumoir es traidor” y “pueblo peruano: boicot a las elecciones burguesas ». Le titre de « OjoPublico », un site transnational de journalisme d’investigation, traduisait d’ailleurs au lendemain de cet acte le malaise d’une partie des Péruviens : « Péru : Un ‘oportuno’ ataque de Sendero en plena campaña », en réponse à la droite qui entendait lier le candidat de la gauche au terrorisme. 

De fait, Castillo qui caracolait en tête des intentions de vote avec plus de 12 points d’avance sur sa rivale, avant cet acte barbare, à vu l’écart ramené à deux ou trois pour cents dans les jours qui suivirent.« De telles tueries comme celle du 23 mai ont eu lieu dans les pires années du conflit armé, c’est à dire entre les années 80 et 90 », témoigne pour Infoméduse le journaliste Reynaldo Muñoz. Selon lui, la région connaît des affrontements armés entre les trafiquants de drogue et l’armée.

Last but not least, histoire de rendre plus mortifiante la défaite de Keiko Fujimori, le groupe de personnes venu des Etats-Unis et de l’Europe, chargé d’observer la campagne électorale et les élections, fait part de sa stupéfaction en constatant «le traitement inégal » des candidats par la presse. Martha Martin, déléguée européenne dénonce « una clara desigualidad en el tiempo y en la forma ». Quant au journaliste César Hildebrandt, il a lancé dans les jours qui précédèrent le scrutin une alerte sur le « terrorisme mediatico du Grupe El Comercio ».

Un « terrorisme » de longue date, qui n’a toutefois pas empêché la révolte des urnes par le vote de l’espoir pour le changement que le petit peuple attend. Mais une victoire empoisonnée pour le nouveau gouvernement, otage d’un héritage désastreux, d’un pays trop souvent mis à mal en raison de l’irresponsabilité de ses politiciens. Et, au-delà, d’un délabrement social, économique et moral jamais atteint. 

La démocratie a certes permis une réponse politique. Reste à savoir si elle ne sera pas bafouée une fois de plus par le clan Fujimori. « J’ai honte ! J’ai honte pour le Pérou !», confie à Infoméduse un électeur joint par téléphone après les accusations sans preuve de Keiko Fujimori lancée mardi, après le dépouillement de 97% des suffrages. Une charge de suspicions stratégiques et manœuvrières dont elle est coutumière, et surtout malsaine, qui pourrait cependant présager des jours sombres. Pour les observateurs, il ne fait aucun doute que Keiko Fujimori et son clan manifestent d’ores et déjà « une claire volonté de saboter la volonté du peuple ».

Les deux candidats avaient pourtant clairement affiché la promesse de respecter le verdict des urnes. La « Politique de la terreur du fujimorisme et de certains médias » n’a du reste pas échappé au « New York Times »: « La société péruvienne a été nourrie à coups de paniques », écrit mercredi l’auteur de l’article, Alberto Vergara. Dans une vidéo, César Hildebrandt met du reste en garde mardi contre la bombe à retardement que représente la dangereuse « stratégie fujimorienne ». « Il s’agit ni plus ni moins d’une déclaration de guerre. De guerre à la démocratie ». Dans un contexte de tension extrême, où la différence n’a pas cessé d’osciller entre 50’000 et 100’000 voix, la manœuvre de la candidate de Fuerza Popular, estime le journaliste, vise ni plus ni moins à délégitimer le processus en cours et le Jury national des élections. « Il s’agit d’une attaque grave contre la démocratie qui vise d’ores et déjà à ne pas reconnaître la victoire de Castillo, méthode utilisée par Trump aux Etats-Unis ». Et d’asséner à l’intention de Keiko Fujimori: «Attention, vous faites la même chose que votre père!».

Une surprise pour personne ! Mais une énorme, en revanche, pour le pays ! Selon l’analyste péruvien Hugo Otero, « Pedro Castillo devient, est « le premier président pauvre du Pérou ».

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