Et si le triomphe de Castillo au Pérou s’avérait celui des perdants de l’histoire?


PAR PIERRE ROTTET

Et si le triomphe de Pedro Castillo aux élections présidentielles du Pérou était bien celui de celles et ceux qui toujours ont perdu ? Toujours ! Leur vie durant ! Et avant eux leurs enfants. Et ainsi de suite dans les méandres de l’histoire. Et si ce triomphe était le début de la rébellion « démocratique » des ignorés d’une certaine société péruvienne, des exploités des élites blanches de Lima. Contre leur mainmise ? Sans partage ! Hormis une parenthèse nommée Juan Velasco Alvarado entre 1968 et 1975. Et encore ! L’alibi dénaturé de la droite.

Quelques intellectuels péruviens sortent du bois, en ce moment crucial de l’histoire péruvienne. Bien peu, trop peu. Au compte-gouttes ! 

Et si ce triomphe était celui des perdants de l’histoire, des obscurs, des exclus, des opprimés, des discriminés ?, écrit en effet Sinesio Lopez, sociologue à Université Nationale majeure de San Marcos, à Lima.

Plus de 12 jours après le second tour des présidentielles, Pedro Castillo, le paysan de la Sierra, le maître d’école rurale, le syndicaliste aujourd’hui président de facto de la République péruvienne n’a toujours pas été reconnu comme tel. Comme si les perdants d’aujourd’hui, c’est-à-dire les gagnants de toujours, s’acharnaient à mettre le pays en chaos, à jouer les Attila, à perdre jusqu’à la dernière once de dignité. Qu’ils n’ont du reste sans doute jamais eue. Au point d’aujourd’hui de réclamer l’annulation du scrutin. Et même… un coup d’Etat. La politique de la terre brûlée, au nom de quelques ambitions… D’ambitieux. Le pays n’en manquent pas ! Comme il ne manque pas des silences de ceux qui laissent faire. A coups de bandeaux sur leurs yeux et sur leur conscience.

L’affolement, l’effroi et l’agitation du camp de ceux qui ne sont pas habitués à perdre, et même pas du tout, donc guère enclins à accepter une humiliante déroute, contraste avec la sérénité du nouveau président. Et de ses millions de partisans. Pour l’heure !

Car la roue de l’histoire a tourné pour ceux qui n’existaient pour ne jouer que les utilités, lors des appels aux votes. Ou trimer du lever au coucher du soleil pour des salaires de misères. Des pourboires ! A ceci près que la révolte a cette fois sonné pour les cul-terreux, les croquants, les pèquenauds, les mineurs, les ouvriers. Car ils viennent de répondre présent. En masse. Histoire d’affirmer leur identité et brandir l’arme des urnes, au grand désappointement, au grand dam, à l’infini désespoir d’une certaine société limeña. Faite d’un assemblage hétéroclite manipulée par quelques têtes politiques et économiques aux notions de démocratie variables au point de ne pas accepter le verdict des urnes de ceux qui ont eu l’outrecuidance de se choisir l’un des leurs pour les représenter.

Car l’homme choisi par les petites gens connaît leurs peurs, les lendemains sans plus de deniers pour la pitance, les abonnés du ventre vide. Il a ceci de particulier que dans ses veines coulent le sang des paysans de la Sierra, des Andes, des Indios, y compris ceux de l’Amazonie. Le sang d’une partie, d’une grande partie de ce Pérou ancestral, modelé à la culture millénaire de son histoire, de sa culture. Attaché à sa terre nourricière.

Face à lui, à l’homme, le clan Fujimori et tout ce que le pays compte de milieux financiers, d’ambitieux, d’hommes de pouvoirs frelatés, de sans scrupules, corrompus, ont mis tout ce qu’il pouvaient pour les gagner, ces élections. Pour faire échec à Castillo et à sa « meute » de gens de la terre, de cholos et de cholas. Tout. Sans y parvenir. 

Ils ont mis l’argent. Beaucoup! Celui des corruptions, tout ce qu’il est encore possible de soudoyer. Y compris et surtout en mettant nombre de médias à leurs pieds, à leurs bottes, des journalistes sans scrupule, burlesquement complaisants, des intervieweurs serviles, qui ont avili davantage encore ce qu’ils estiment toujours être leur profession. Des journalistes ? Tout sourire au moment de leurs obséquieuses questions aux pétales de roses pour la candidate Fujimori. Réservant les ronces, les hargnes et la haine non masquée, le mépris, au candidat Castillo, s’ingéniant à le ridiculiser, à lui attribuer un rôle belliqueux. Sans y parvenir, quitte, dans les cas extrêmes à opérer de sombres coupes dans les transmissions.

Tout ! Ils ont tout essayé ! Et ils ont perdu !

Malgré une presse, radios, tv, journaux, concentrée dans leur immense majorité autour de Keiko Fujimori, au mépris du pluralisme. Au prix d’une désinformation, la plus immonde fange jamais enregistrée dans l’histoire électorale du Pérou, aux dires des observateurs, ils n’y sont pas parvenus.

Et ils ont perdu !

C’est pas faute d’avoir essayé. De contrôler. De tout contrôler ! Non seulement en mettant la main à la poche pour déverser par millions les billets verts de la honte dans la campagne électorale. Mais encore en s’adressant aux agences marketing digitales, entreprises de publicité parmi les plus réputées, au Pérou et en Amérique du Sud, en noyant les rues de Lima de panneaux lumineux qui brillaient. Surtout des feux de leurs calomnies en distillant la terreur, de la plus inoffensive, en apparence, à la plus grotesque…

Mais ils ont perdu ! 

Ils ont tout tenté. Tout.. Jusqu’à exploiter l’indicible massacre de 18 innocents le 23 mai dernier en Amazonie, attribué par les forces armées et la chancellerie péruvienne de façon étrangement prématurée et péremptoire à la rébellion, censée être en lien avec Castillo. Jusqu’à instiller les peurs. Au point de les installer durablement dans les salons. Là ou repose le poste TV. Cette peur, ajoutée aux peurs, assénées de toute part, distillées insidieusement comme un poison qui rentre dans les tripes des gens. Puis dans les têtes, au point de les empêcher de raisonner, parce qu’entrées en eux comme un venin, irréversiblement servi au quotidien par les réseaux sociaux. Mais surtout une peur alimentée à coups d’invraisemblances rendues vraisemblables par les illusionnistes de la démocratie.

Mais ils ont perdu !

Cela même n’a pas suffi pour freiner la marche en avant d’une société qui ne veut pas de révolution. Mais un changement. Réel ! La marche de l’espoir, même mince, avec ce qu’il faut d’utopie pour que naissent d’autres lendemains pour une partie de la société munie d’un bulletin de vote. Et d’un balai, histoire de nettoyer le pays de cette pollution nommée classe politique traditionnelle, d’élus corrompus avérés. Plus éloignés de la Sierra que le bon Dieu du diable. S’ils existent…

Certes les gagnants de toujours, les puissants d’une descendance coloniale blanche ont bien été aidés par les Limeños lambdas, ni trop friqués ni pauvres, pour faire front commun à l’homme de la Sierra. Des hommes, des femmes, à mille lieues des intérêts des manipulateurs, gens simples souvent, pourtant issus de cette même terre serrana, en impressionnante diaspora qu’elle est aujourd’hui, en nombre s’entend, sans plus de mémoire cependant, ils se sont inexplicablement et dangereusement mis dans le sillage d’une Keiko Fujimori. Par peur ? De quoi ?

Reste qu’eux aussi échoué !

Echoué à faire barrage contre cette lame de fond venue de la campagne, que tente de contester désespéramment Keiko Fujimori et son armada d’avocats. Histoire de la jouer à « la Trump ».

Même le coup de pouce à la Fujimori de service, synonyme de pied de nez aux indigènes, du Nobel de littérature Vargas Llosa n’y changera rien. N’y a rien changé. Car il déprime, Llosa, sans plus mesurer ses propos honteux, racistes et pires, après sa débâcle aux présidentielles de 1990 contre Alberto Fujimori, cette fois, l’échec de son soutien inconditionnel à la fille de Fujimori. Le plus grand et le plus mauvais perdant de l’histoire récente péruvienne. Avec « Keiko » !

Lamentablement, Llosa montre une fois de plus le mépris qu’il affiche sans retenue à l’encontre des habitants des Andes et de la Sierra, notamment, ceux qui, encore et toujours, communiquent indifféremment en langue espagnole, mais aussi en quetchua ou en aymara, le parlé des Incas. Et de la Sierra… Des gens nobles, eux, pourtant qualifiés l’autre jour de « peuple ignorant » et d’une « inculture gigantesque ». Qu’il prête aussi au président élu. « La mobilisation en faveur du professeur rural a été une immense erreur », assure-t-il. Ajoutant qu’un « secteur important de la population péruvienne a voté de manière irresponsable ». Le remake de sa déconvenue de 1990, que le Nobel de littérature, attribue comme aujourd’hui « à des citoyens ignorants mal informés… ».

Dans un pays qui n’a nullement besoin d’ajouter de la violence à la violence, du racisme à un racisme bien réel, Llosa ajoute maintenant l’odieux. L’odieux et l’injustifiable mépris. Le poison est maintenant là. Prêt à servir pour son entreprise destructrice. Ruiner le lien jusqu’alors entretenu tant bien que mal entre des entités culturelles nommées Pérou, aujourd’hui brisées. Clivées. Historiquement, culturellement. Économiquement ! Que des discours comme ceux d’un Llosa creusent irrémédiablement ?

L’effet Llosa ne s’est d’ailleurs pas fait attendre, si l’on s’en réfère au déferlement de haine contre Castillo. Contre ce qu’il représente. Dans les rues, sur les murs porteurs des graffitis parmi les moins odieux, sur les réseaux sociaux et avec le silence des citoyens de bonne conscience, fleurissent les appels en écho à Llosa. Florilège : « Peruanos, accordons le droit de vote aux seuls limeños » ; « Exterminons les provinciaux ». Pendant que d’autres répondent favorablement à l’appel au meurtre lancé par l’opusien Lopez Aliaga pour exterminer Castillo et les Péruviens supposément communistes. Quant aux sympathisants du maître d’école, qualifiés « d’ignorants, d’analphabètes », caricaturés « en ânes et autres créatures maléfiques », ils méritent ni plus ni moins « les camps de concentration ».

Pendant ce temps à Lima, les fanatiques supporters de Keiko Fujimori brandissent la menace de l’insurrection, soutenus en cela par un quarteron de généraux à la retraite, des nostalgiques de la dictature, à l’époque où l’on massacrait en toute impunité des civils innocents. Pendant que l’avocat Javier Stein demandait vendredi 19 juin au Pouvoir judiciaire de déclarer nulles les élections du 6 juin. Scènes ubuesques dans le quartier huppé de Miraflores, vendredi encore, quelques habitants fortunés protestaient en soutien à la dame… dont l’avenir immédiat est la présidence…. Ou la prison ! La terreur au ventre, la colère hideuse parce que porteuse de haine, ils protestaient, vociféraient en faisant porter leurs pancartes revendicatrices par leurs employées, leurs « muchachas » en tenue de servante. Obligées qu’elles furent par leurs « employeurs » à voter « Keiko ». Tout comme de nombreux employés de sociétés, petites et grandes. D’ouvrier !

Et dire qu’avec tout cela, avec cette immense bastringue mis en place pour broyer les opinions, mettre à la raison ce qui restaient de velléités, ils ont perdu !

Aujourd’hui, pour qui l’ignorait encore, ou qui ne voulait pas le voir, le fujimorisme, à travers sa leader « Keiko »,montre une fois de plus son vrai visage. Celui du mépris pour ce pays, aujourd’hui brisé, divisé…

Divisé ? Hormis sur un point. Le seul peut-être, avec sa touche réconfortante d’humour dans ce climat délétère : le football, après l’humiliante défaite du Pérou face au Brésil, le 17 juin, dans le cadre de la « Copa America » qui se joue au Brésil. Ce tweet railleur adressé à Keiko Fujimori : « Madame Keiko Fujimori, la sélection péruvienne de football vient de perdre 4 à 0 contre le Brésil. Que fait-on ? Détruire le tableau du stade ? ; Nous en prendre à l’arbitre? Dénoncer une fraude ?; Exiger de jouer plus d’heures ?; Dénoncer les joueurs, ou mieux… jouer jusqu’à ce que nous gagnions…

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Un commentaire à “Et si le triomphe de Castillo au Pérou s’avérait celui des perdants de l’histoire?”

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    Christian Lecerf 22 juin 2021 at 16:29 #

    J’aimerais croire que la corruption est et restera inexistante dans le camp Castillo. Malheureusement, l’Amérique latine nous a trop habitués à ces promesses en trompe-l’œil et à ces retournements de situation. L’accès au pouvoir modifie les attitudes et les comportements…. et puis il faut bien remercier celles et ceux qui vous ont aidé à conquérir le trône.

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