Malheur au Prince qui se montre faible et indécis


PAR BERNARD ANTOINE ROUFFAER

En 1526, sur la vaste plaine de Panipat, à quelques kilomètres de Delhi, en Inde du Nord, deux armées s’affrontèrent : celle, énorme, de Ibrahim Lodi, sultan de Delhi, le plus puissant dynaste musulman de l’Inde, et celle, petite, de Babur Humayun, le petit roi de Kaboul, descendant lointain de Gengis Khan. Pour l’observateur, à première vue, l’issue de l’affrontement était comme écrit d’avance : les troupes d’Ibrahim Lodi étalaient sur la plaine leurs mille éléphants, leur puissante cavalerie, leur innombrable infanterie. Les quelques petits canons amenés par les hommes de Babur ne pourraient faire la différence. Pourtant, l’affaire fut rondement menée : non seulement Babur manœuvra habilement son armée, mais, régiment après régiment, les éléments de l’armée du sultan de Delhi passèrent du côté du roi de Kaboul. À la fin de la journée, l’affaire était conclue : abandonné par ses vassaux, par ses gouverneurs de province, par ses grands seigneurs, le très détesté Ibrahim Lodi perdit la vie sur le champ de bataille. Babur, ayant rallié l’essentiel de l’aristocratie musulmane de la plaine du Gange, allait fonder la puissante dynastie moghole, qui régnerait sur la plus grande partie de l’Inde jusqu’au XIXe siècle.

Malheur au Prince qui ne sait pas se faire aimer de ses vassaux, malheur à celui qui est injuste, malheur à celui qui se montre faible et indécis. Tout particulièrement dans cette région du monde.

Depuis plus de mille ans, en Perse, en Afghanistan, en Inde musulmane, un compétiteur au trône, ou un souverain régnant, doit gagner l’affection, la fidélité de ses compagnons, par ses largesses, par son énergie, par la confiance qu’il inspire. Et il vaut mieux pour lui être bon musulman et descendre d’une lignée prestigieuse. En ce monde, d’Isphahan à Bijapur, le pouvoir se saisit et se conserve à la pointe de l’épée. Les compagnons qui vous escortent et vous ouvrent la voie vers le trône, par le fer et par le feu, risquant leur vie pour vous, sont le pilier de votre pouvoir ; ne les décevez jamais. Sinon, ils vous abandonneront, et retourneront leurs sabres contre vous.

Aux USA, depuis quelques années, la mode est à la cancel culture : on décide que tel ou tel est un fâcheux, que ses opinions sont intolérables, et on l’élimine médiatiquement, on empêche ses livres d’être vendu, on le fait chasser de son emploi, on détruit sa vie sociale. Terminé, cancelled. On peut l’oublier. C’est là une étonnante invention de la Gauche universitaire. Elle fonctionne remarquablement bien ; c’est presque magique.

Le président « Joe » Biden, qui a un peu bénéficié du soutien de cette Gauche américaine à l’occasion de la dernière élection, désirait ôter du pied de l’Amérique l’épine afghane, héritée de ses prédécesseurs, qui le gênait fort. Il est vrai qu’il a d’autres chats à fouetter, plus importants à ses yeux. Notre président a donc décidé la mise en œuvre, sans nuance et sans trop de réflexion, d’un certain accord négocié par le président Trump. Normalement, un accord ne vaut que s’il convient aux deux parties, faute de quoi, il est bien vite remis en cause. Mais cela, c’était avant que le président Biden ne décide de « canceller » l’affaire afghane. On indiqua donc au président afghan, à ses ministres et à ses généraux, du côté de la Maison Blanche, en avril 2021, que les USA allaient bien retirer toutes leurs troupes, limiter leur soutien matériel, et que l’on ne pensait pas qu’une guerre trop dure faite aux Taliban soit désormais très pertinente. On laissa même entendre qu’il valait mieux ne pas se défendre avec trop de vigueur, le cas échéant, si on voulait trouver un refuge confortable aux USA.

On pensait, du côté de la Maison Blanche, qu’il faudrait quelques mois aux Talibans pour prendre l’avantage, ce qui laisserait aux citoyens américains le temps d’oublier cette désolante contrée d’Asie centrale.

Hélas.

Comme je l’ai dit plus haut, en Perse, en Afghanistan et dans l’Inde musulmane, il ne fait pas bon montrer sa faiblesse.

L’armée afghane, et la police, dispersées en petites unités dans tout le pays, en tenaient vaille que vaille la plus grande partie. Elles y subissaient, chaque année, plus de pertes humaines que le contingent américain en 20 ans d’opération. Mais tant qu’elles pouvaient bénéficier de l’appui aérien us, ou de celui de l’armée de l’air afghane, elles résistaient à la pression talibane. Une bonne partie de l’argent qui leur était destiné passait dans les poches de généraux corrompus, mais le peu qui parvenait aux bas échelons suffisait. Au début de 2021, ce soutien aérien américain a commencé à diminuer. Les avions afghans, mal entretenus, volèrent moins. Les soldes commencèrent à ne plus être payées ; puis, les munitions manquèrent, et l’essence, et tout le reste. Le Prince semblait faiblir, la confiance qu’on avait en lui diminua. Puis, une nuit de juillet, les derniers éléments de l’armée américaine, sur l’aéroport de Kaboul, s’embarquèrent dans leurs avions de transport, sans tambour ni trompette, sans avertir personne.

Et les Talibans firent débuter leur offensive finale.

Mettez-vous à la place du soldat afghan de base. Que pouvaient faire les petits cadres de l’armée, dispersés dans tout le pays, sans solde, sans munition, sans ordre, sans appui aérien …? Mourir ? Ils firent ce que leurs ancêtres faisaient : ils négocièrent leur retournement, ou, à défaut, leur reddition. Étant entendu que les premiers à entamer des négociations seraient les mieux servis.

Et les 300 000 hommes de l’armée afghane s’évaporèrent plus vite encore qu’il n’en faut à la Gauche américaine pour « canceller » un auteur mal-pensant ! Les citoyens américains n’ont pas eu le temps d’oublier l’Afghanistan. Ils ont reçu la gifle en pleine face.

Le vieux sultan de Washington n’en est toujours pas revenu.

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