PAR JEAN-PHILIPPE CHENAUX
« Roberto Bernhard est l’un des grands intermédiaires entre les deux Suisses », la Suisse alémanique et la Suisse latine. C’est ainsi que Jonathan Steinberg, professeur d’histoire moderne européenne à l’Université de Cambridge1, présente le journaliste décédé en juin dernier dans sa ville natale de Winterthour à l’âge de 92 ans. J’ajouterai que cet excellent confrère accrédité auprès du Tribunal fédéral (TF), à Lausanne, a été l’un des plus éminents représentants de la presse alémanique en Suisse romande avec Eduard Gubler (1876-1961), Otto Frei (1924-1990), Marcel Schwander (1929-2010), Max Frenkel (1938), Roger Friedrich (1939) et Christophe Büchi (1952).
Originaire de Winterthour, il était le fils d’une Tessinoise (d’où son prénom italianisant) et d’un artiste peintre, professeur de dessin et de modelage au Technicum cantonal de cette ville. Après des études de droit à l’Université de Zurich et à l’EPFZ, il décroche son doctorat avec une thèse sur L’insémination artificielle chez l’homme en considération du droit suisse. En 1960, il obtient le brevet cantonal d’avocat zurichois.
Mais le journalisme l’attire dès son adolescence. Au Gymnase, où il porte la casquette noire de Fraternitas, il crée et dirige Der Trichter (L’Entonnoir). A Zurich, il est le corédacteur de Zürcher Student, revue estudiantine de l’Université et de l’EPFZ. A partir de 1948, il travaille comme « pigiste », puis comme stagiaire, au Neues Winterthurer Tagblatt et aux Basler Nachrichten. En 1958, il devient le secrétaire d’Eduard Gubler, journaliste accrédité auprès du Tribunal fédéral, qu’il remplace en 1961 pour occuper le poste de chroniqueur judiciaire au TF jusqu’en 2002.
Ce juriste de haut vol a travaillé à Lausanne pour une vingtaine de quotidiens et autant de revues professionnelles alémaniques, ainsi que pour l’ATS et le Corriere del Ticino.En 1976, il a été engagé comme journaliste libre à la Neue Zürcher Zeitung, puis il a travaillé presque exclusivement pour elle de 1981 à 1994.
En dehors de son activité journalistique principale, il a occupé la fonction de « Welschlandsbeobachter » (« observateur de la Suisse romande ») de Radio Beromünster et animé la rubrique « Fenêtre ouverte sur la Suisse alémanique » de l’hebdomadaire Construire.
Le Pays de Vaud a été sa seconde patrie. Dès 1959, il a été le traducteur de communiqués de la « Fondation Général Guisan », de discours du conseiller fédéral Paul Chaudet, de communiqués et publications dans le cadre de l’Expo nationale, de textes pour le Musée du cheval à La Sarraz, le collaborateur aussi du Service de presse du Comptoir suisse et de l’exposition KID à Lausanne, des comités de presse des 700 ans de la Cathédrale de Lausanne et de la Fête des Vignerons de Vevey en 1977. Il a longtemps été membre du Comité de l’Association de la Presse vaudoise, cofondateur et membre de son Conseil d’ordre, et, au début des années 70, membre du Conseil de la Paroisse évangélique réformée de langue allemande de Lausanne-Villamont.
Ce polyglotte et fervent fédéraliste a présidé la Commission pour les langues nationales, créée par des associations de linguistes. Il a été le très actif secrétaire général adjoint (de langue allemande) de l’Association Libertas Suisse, en charge de l’Institut Libertas, et aussi le président du Comité du Groupe de Winterthour de la Nouvelle Société Helvétique, ainsi que le vice-président central de cette même NSH. Une société qu’il a aussi servie en qualité d’auteur, de rédacteur responsable ou d’éditeur de son Annuaire. Corédacteur du Livre de l’Expo / Buch der Expo (1964), il a aussi été l’éditeur associé, sous la direction de Pierre Béguin, des cinq volumes Switzerland diffusés lors de l’Exposition mondiale d’Osaka par l’Office suisse d’expansion commerciale (1969). Avec « Un conflit programmé », il fut l’un des contributeurs du volume Ici on parle français ! publié en 1992 par les Cahiers de la Renaissance vaudoise. Il y critiquait, avec force arguments pertinents, un projet d’article constitutionnel sur les langues « ambigu », « peu appétissant » et donc à rejeter.
Qui se souvient encore qu’à la fin des années 50, il a été l’un des rares journalistes « bourgeois » et anticommunistes à s’opposer, pour ne pas entraver la diffusion de la culture russe, à l’interdiction des concerts du violoniste David Oistrach ? Où sont nos Roberto Bernhard en ces temps de russophobie généralisée ? Dans les années 60, il a influé sur l’abandon de la jurisprudence du TF en cas d’extradition si risque de peine de mort. Il a couvert les procès du TF pénal contre les séparatistes jurassiens, contre la conseillère fédérale Elisabeth Kopp, contre divers espions et contre les terroristes religieux dans l’orbite du Divine Light Zentrum de Winterthour, ainsi que le procès pénal contre le terroriste allemand Rolf Clemens Wagner, membre de la «Rote Armee Fraktion », devant la justice zurichoise.
Ce Compagnon majoral de la Confrérie du Guillon était aussi membre honoraire de la Deutschfreiburgische Arbeitsgemeinschaft et de la Società Dante Alighieri di Winterthur. En 2005, l’Université de Zurich lui a conféré le titre de docteur honoris causa en jurisprudence « pour ses mérites comme observateur et commentateur précis et fiable de la jurisprudence du TF, l’utilité de ses chroniques pour la doctrine et la pratique juridiques, et pour l’effort extraordinaire fourni, comme publiciste, en faveur du fédéralisme et de la compréhension mutuelle confédérale ». Voilà une distinction académique qu’aucun historien ne pourra venir contester.
1 Why Switzerland ?, Cambridge University Press, 2e éd., 1996, p. 157