Par le petit bout de la lorgnette – Septembre 1973, “vie de famille” aux îles Galápagos


PAR SANTO CAPPON

Septembre 1973. Le Calicuchima est un vieux rafiot militaire des années quarante, rafistolé, qui fait la navette entre le port équatorien de Guayaquil et les îles Galápagos. A chaque traversée, il prend civilement en charge quelques passagers comme nous, pas trop regardants sur le confort. L’Océan Pacifique ne l’étant pas autant qu’il y paraît, les nausées abondent, et les pompes à dégueulis fonctionnent à plein tube, rejetant en mer nos remontées acides. Un infirmier de l’armée nous administrera une piqûre contre le mal de mer, qui nous calmera. Sauf que nos bras respectifs enfleront notablement, la seringue n’étant pas vraiment stérile. Le museau collé à la proue du bateau en mouvement, un dauphin joue habilement les poissons-pilotes, en nous lançant de furtives œillades.

A l’arrière, deux gros fils de nylon torsadés sont à la traîne. L’occasion pour moi d’en saisir un avec l’espoir d’attraper quelque poisson : à ma grande surprise il s’agira, excusez du peu, de mon premier et dernier requin pêché ! Une femelle vivipare d’environ un mètre cinquante; l’équipage doit venir en renfort pour m’aider à l’extraire de l’eau et la hisser sur le pont. Afin de l’assommer avec un gros maillet. Son abdomen éventré dégagera une grossesse multiple. Le tout finissant en “cebiche de tiburon”, c’est à dire en morceaux de requin marinés dans le citron, servis en apéritif avec un jus de tomate bien assaisonné.

900 kilomètres plus loin, voici le fameux archipel des Galápagos. La plupart de ses îles hébergent une faune ne cohabitant avec aucun être humain. Logeant par conséquent sur le bateau, nous débarquerons en chaloupe, de jour en jour et d’île en île.

Sur l’île Plaza, inhabitée.

Nous allons toutefois assister sans broncher à une scène de vie. Edifiante et sans paroles intelligibles, du début jusqu’à la fin.

Un père, une mère, un enfant. La cellule familiale de base. Pour la regarder vivre, il faut s’asseoir, puis observer en silence. Parti à la pêche, le père laisse sa femme et son gosse sur la plage. Séance de bronzage alterné : les crêpes se retournent instinctivement, de temps à autre. Mais avant tout on se prélasse avec de la langueur, beaucoup de langueur. Le ventre à l’air. Mais le petit n’en fait qu’à sa tête, s’éloignant sans autorisation de sa maman. Qui n’y prend garde, trop préoccupée qu’elle est à s’exposer aux rayons du soleil ainsi qu’aux regards des autres membres de sa communauté. Avec les enfants des autres, une dispute parfois éclate. Quelque adulte interviendra pour y mettre bon ordre. Rien de grave.

Le père revient de la pêche. Sa gesticulation lourdingue indique qu’il s’étonne de ne pas voir son rejeton. Son épouse le rassure du geste, à ce qu’il semble. Mais ça n’a pas l’air de suffire. Il va lui-même récupérer son fils auprès d’un couple voisin qui lui aussi se vautre au soleil. Une fois reconstituée, la petite famille va vivre une “explication”. Dans une langue qui s’apparente à des borborygmes, le mari sermonne son épouse. Lui reprochant avec véhémence de n’avoir pas gardé un œil sur leur fils. La femme tente de se justifier. Au bout de quelques minutes, l’incident est clos.  Quittons maintenant ce trio d’otaries si semblable, dans son fonctionnement, à n’importe quelle famille humaine …

Un peu plus loin, une dispute éclate. Une femelle reproche à son mâle de ne pas s’occuper d’elle. Si elle a accepté de venir jusqu’ici, ce n’est pas pour faire tapisserie. Il s’occupe toujours des autres ou de quelque chose d’autre. Ses centres d’intérêt sont visiblement ailleurs. Il va falloir que cela change : notre ami ornithologue a décidément beaucoup de problèmes avec sa fiancée suisse, bien trop possessive à ce qu’il semble.

Puis nous débarquons sur l’île d’Española. Elle aussi inhabitée, comme la plupart des îles préservées de cet archipel. Très judicieusement, notre collègue-spécialiste en mœurs aviaires va nous détailler par anticipation la suite des événements : le moment venu, il faudra nous accroupir à couvert, puis ne plus bouger du tout. Pour une scène de voyeurisme visant un couple d’albatros … Chez ces deux-là, la cour du mâle à sa femelle se fera dans la même année que l’installation de leur foyer, mais sur deux saisons différentes. Celle des amours est remarquable et nous y sommes, indique notre ami.

-Observez bien, mais plus un bruit !

Le couple de volatiles semble être parti pour un pas de deux strictement codifié. Tous deux se mettent à croiser le bec comme deux escrimeurs, l’ouvrant puis le claquant bruyamment. Un pas en arrière puis un autre en avant, une petite courbette de l’une répondant à celle de son soupirant. Et ça repart : tête inclinée à gauche, puis à droite, pour à nouveau croiser les becs. Reconduisant sans cesse telle procédure, aussi respectueuse qu’étrange. Le duel amoureux va durer une quarantaine de minutes, comme s’il s’agissait de faire monter une sorte de mayonnaise. Ces préliminaires pourraient laisser supposer que les mâles sont d’une patience, d’une prévenance et d’une délicatesse extrêmes. Eh bien pas du tout ! Le moment venu et à l’abri des regards (croît-il en la circonstance), c’est un viol en bonne et due forme, très expéditif, que pratiquera notre albatros sur sa compagne devenue indifférente !

A Santa Cruz, nous accostons sur l’île où est basée la station biologique Charles Darwin, dont le rôle consiste à réguler la vie naturelle de tout l’archipel. Les tortues géantes de cet espace sous surveillance ont une dégaine bonhomme et nonchalante. Leur longévité notoire leur indique peut-être qu’il est inutile de se presser quand on a tout le temps devant soi. On me présente à la doyenne de cette population restreinte, installée sur un territoire non clôturé mais bien délimité par son insularité. Elle n’est pas véritablement réceptive à nos propos, ou alors peu loquace. Pour autant, ses traits ravinés dégagent une sagesse qui pourrait être le gage de son grand âge. 

Son cou plissé s’est allongé avec le temps long de l’évolution, au prix d’efforts sans cesse répétés. Quoi qu’il en soit, doit-elle se dire, lorsqu’on est fier d’être entre soi dans un univers aussi bien préservé, on a mille raisons de hisser le col sans pour autant vivre collet monté… Plus prosaïquement et blague à part, c’est pour mieux saisir avec le bec une nourriture accessible à bonne distance du sol que ces animaux ont illustré au cours des millénaires, et sans le savoir, la théorie darwinienne d’une survie garantie par la sélection naturelle. 

Son visage ridé est rehaussé par deux yeux innocents. Le manteau compact et inamovible de cette créature semble avoir été conçu par Dame Nature pour résister au temps qu’il fait et celui qui passe. Quant à la végétation ambiante, elle est si adaptée en principes nutritifs bien adaptés que ses semblables ainsi qu’elle-même ont toujours bénéficié sans se déplacer, d’une autarcie alimentaire dont la station biologique se porte effectivement garante. Aux dires des spécialistes, cette population n’a jamais été en guerre contre quelque autre espèce animale, autrement dit : pas de prédateurs naturels. Signalons tout de même que les membres de son espèce ont été victimes au 19e siècle d’un quasi-génocide, orchestré par les pirates au propre comme au figuré, qui passaient par là. Mais un certain nombre de ces animaux ont survécu bon an mal an, afin de conjurer ce genre de fatalité. Le nombre de ces tortues surdimensionnées, que l’on évaluait au 19e siècle à plus d’un million, s’est trouvé réduit à un millier, tout au plus. 

Conclusion : lorsqu’on fait partie, comme elles, d’une espèce adaptée au temps et à l’espace, on mérite de survivre sur le long terme face aux humains dont le comportement irresponsable n’évolue qu’imperceptiblement. Laissant entendre que nous ne sommes, pour ce qui nous concerne tous et pour l’heure, que des ébauches imparfaites …

Une mère otarie et son rejeton sur l’île Plaza (Galápagos). Photo © Santo Cappon.

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