La France (comme d’autres pays) n’arrive même plus à cacher sa misère


PAR YANN LE HOUELLEUR, à Paris

C’est sans doute un luxe de poète et d’artiste (quoique plutôt désargenté). Lorsque s’enfuit l’été, un sentiment confus de joie et d’anxiété mêlés m’assiègent. Rien de plus beau que les tonalités éphémères de l’automne, cette flamboyance avant la déliquescence. Les dernières caresses d’un soleil soudain plein de mansuétude. C’est facile de dire les choses ainsi quand on la chance de bénéficier, tout au moins pendant l’hiver, d’un toit sur la tête.

Ce qui est un pincement au cœur, pour les artistes à l’approche de la mauvaise saison, correspond à une immense morsure intérieure pour les centaines de gens qui vivent à la rue. Parfois, même, on ne les repère même pas. Certains sont si bien habillés, si « propres sur eux » qu’on les croirait en passe de dormir entre quatre murs. C’est le cas de ce monsieur, barbe impeccablement rasée, élégamment vécu (avec chemise blanche), chapeau melon sur le crâne, qui se promène toute la journée en compagnie de son caddie dans les rues les plus huppées de la capitale.

Seul détail qui permet de flairer son triste vécu : il a toujours une canette de bière à la main et parfois, avec un vocabulaire de charretier, il se met à insulter les clients à la terrasse de brasseries (notamment le Café de Flore et les Deux Magots), les traitant de «pédés», d’ «enculés», etc. Puis il éclate d’un rire nerveux et narquois.

Un soir, je l’ai surpris en train de se pourlécher les doigts après avoir plongé les doigts dans une poubelle où s’entassaient des aliments.

Paris, rue de Buci, dessin ©Yann Le Houelleur.

BIERE PAR TOUS LES MOYENS – Autre source de tristesse (pour moi) : appelons-le Claude. Il est le mendiant le plus renommé d’une rue très « haut de gamme ». Toutes sortes de légendes courent au sujet de cet homme de 45 ans qui avouait vingt ans de vie dans les rues. Pour certains, il aurait tué un parent ; pour d’autres il aurait perdu son fils dans des circonstances tragiques. Toujours est-il que j’ai fait sa connaissance il y a cinq ans : il était toujours bourré, se procurant de la bière par tous les moyens imaginables. Mais il était réputé gentil et les serveurs des restaurants du quartier lui refilaient tous des cigarettes ainsi que de quoi calmer sa faim.

Quand Claude était trop défoncé, il lui arrivait de se mettre torse nu (très musclé) et de boxer avec des adversaires invisibles. La légende voulait, aussi, qu’il eût fait de longs séjours derrière les barreaux après avoir commis quelques actes entre autres de vandalisme.

D’ailleurs, j’ai cru comprendre qu’il ne dédaignait pas y retourner de temps en temps pour toutes sortes de raisons aisément compréhensibles : sans doute y était-il moins, et il en était conscient, exposé à commettre des bévues qu’en plein air. Au fil des mois, son visage s’amaigrissait, les traits de son visage se durcissaient, sa barbe blanchissait à vive allure et le pire, c’est quand il m’a avoué (début octobre) qu’il venait de prendre sa première dose de crack. Après, je n’ai pas revu Claude qui me disait souvent : « J’aime tes dessins, ils me font plaisir, tu sais… »

Récemment, j’ai fait la connaissance d’une bohémienne affalée sur le trottoir aux côtés de son dernier enfant enroulé dans une couverture à carreaux, tandis que son mari était ailleurs avec leur second gosse. Au départ, ça c’est mal passé car elle prenait vraiment toute la place mais je me suis rendu compte que cette famille ne s’en sortirait jamais. Peut-être me suis-je montré agressif mais au fond, ce qui me révoltait, c’était de voir qu’un appauvrissement véloce gangrène nos pays jadis fortunés au point que nous ne devons même plus avoir honte de cacher une si poignante misère. J’ai fini par sympathiser avec ces « gitans » qui se montraient au fond si dignes car, m’a dit la jeune mère, « nous n’avons aucune chance d’avoir un appartement puisque nous n’avons pas un bulletin de salaire ».

A nouveau, le même compliment : « Ils sont beaux, tes dessins. T’as de la chance de t’en tirer comme ça… ». Pourtant, et cela m’a réjoui, les gens n’étaient pas si indifférents que cela à leur sort : plusieurs d’entre eux leur offraient même spontanément des billets de cinq euros.

DES CAPRICES D’INTELLOS – Aucun espoir de trouver un boulot, de s’élever dans la société quand on a décroché. Je ne sais pas même s’ils ont un titre de séjour valide on non. Mais ce qui m’énerve, c’est quand on fait croire que la France est un pays qui donne toutes ses chances au premier venu. Cela crée des espoirs et des tensions nocifs. Est-ce une vie digne que d’avoir comme perspective de coucher tous les soirs à la belle étoile ? Non, ce sont des caprices d’intellos qui oublient, trop souvent, que parmi les gens les plus maltraités en France il y a des retraités incapables de se nourrir décemment et des chefs d’entreprise qui, s’ils commettent le moindre faux pas, sont broyés par leurs débiteurs et par les huissiers. D’abord, trouver les moyens de créer de la richesse collectivement. Ensuite, la répartir équitablement entre tous plutôt que de créer des fonds d’aide à des pays en train de guerroyer. Ensuite, on peut passer à d’autres choses…

GESTION DESASTREUSE – La misère, la pauvreté, le déclassement : j’en suis témoin chaque fois que je dessine dans les rues de Paris. Elles sont les conséquences, aussi, d’une gestion désastreuse d’un pays qui pouvait, jusqu’à ce jour, s’enorgueillir d’être la 6ème ou 7ème puissance mondiale. Mais toute une portion de cette Nation a sombré, de manière accélérée, dans le classement des pays du « tiers monde ». Jamais, en toute honnêteté, je n’ai entendu dire parmi le peuple : « Nos politiques sont presque tous corrompus ». Fait inquiétant, la défiance à leur encontre ne cesse de croître.

Aujourd’hui, en France, nul ne peut garantir qu’il ne dormira pas un jour dans la rue. Nous sommes des millions à éprouver des bouffées d’angoisse comme si nous n’avions plus le droit de croire en un bonheur solidement acquis. Beaucoup se plaignent, à juste titre, qu’ « il faut payer pour travailler et que le travail ne paye plus… » Nous sommes tous comme des feuilles prématurément jaunies exposées aux grands vents des crises de toute nature et susceptibles de dégringoler pour subir le sort d’une révoltante putréfaction.

L’auteur est dessinateur de rue et concepteur du journal numérique “Franc-Parler” dont on peut voir certaines pages sur sa face Facebook.

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Un commentaire à “La France (comme d’autres pays) n’arrive même plus à cacher sa misère”

  1. Pierre-Henri Heizmann 10 octobre 2022 at 18:36 #

    Quand une représentante d’un gouvernement vous parle de « sobriété subie » pour évoquer la pauvreté et la misère, il est temps de débrancher la prise…

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