A qui appartiens-tu, Sibérie?


PAR CHRISTIAN CAMPICHE

A qui appartiens-tu, Sibérie? Officiellement à la Russie, pas de doute. Ton immense territoire, une planète à lui tout seul, a été conquis à partir de la fin du 16e siècle par les Cosaques mercenaires de la Moscovie. Les peuplades turco-mongoles qui l’occupaient jusque-là ont cédé la place progressivement aux colons venus de l’ouest. Territoire en grande partie inhospitalier, héritier d’une mémoire torturée par les déportations et l’univers carcéral, tu détiens dans ton sous-sol des richesses inouïes qui attisent la convoitise. Bizarrement à ce jour, personne n’a osé contester la mainmise russe sur tes terres. On n’arrête pas de gloser sur les atteintes à l’intégrité de l’Amazonie, poumon de la planète. Mais nul ne semble se soucier de ton sol vicié par la pollution noire, résultat d’une gestion environnementale approximative des champs pétroliers.

La contestation, tu la vis surtout de l’intérieur, des voix s’y élèvent pour revendiquer l’indépendance. Elles sont aussitôt étouffées par le pouvoir central, à Moscou. Lequel subodore, non sans raison, une influence extérieure. Tant la Chine que les Etats-Unis, à moindre dose le Japon, ont l’œil sur tes fabuleuses ressources minières.

Se pourrait-il qu’au Pentagone, pour ne prendre qu’un exemple, de doctes stratèges envisagent l’impardonnable outrage? Ta séparation de la mère Russie? Ecoute-moi bien: tes réserves de gaz naturel sont cinq fois supérieures à celles des Etats-Unis. Tu m’as compris? Tu alimentes sans doute les fantasmes des compagnies pétrolières en mains occidentales. Des guerres ont éclaté pour moins que ça. Le contrôle des matières premières est un enjeu capital dans la grande comédie humaine, pourquoi s’arrêter en si bon chemin?

De fait, le prétexte idéal n’est-il pas à portée de canon, de fabrication allemande de surcroît? En Ukraine, l’espoir de l’oligarchie se nourrit de la perspective d’adhérer à l’Union européenne et surtout à l’OTAN. « Nous allons gagner la guerre! », scande l’acteur-président Zelensky. Que veut-il dire par là exactement? Les troupes russes seront repoussées? Son pays récupérera le Donbass et la Crimée? Ou bien entrevoit-il, encouragé par les rapports des Services américains, une issue plus ambitieuse? Beaucoup plus ambitieuse: la dislocation de la Russie? Séparée de toi, Sibérie, la patrie des Tsars Ivan, Staline et Poutine perdrait les trois-quarts de son territoire. Impensable, on s’en doute, pour l’occupant actuel du Kremlin.

Traditionnellement grands joueurs d’échecs, les Russes ne peuvent ignorer la manoeuvre, ils ont probablement étudié sur ordinateur les alternatives, les finesses du rapport de force. Mais sauront-il garder un coup d’avance? Le journaliste dissident russe Dmitri Mouratov, récent Nobel de la Paix, affirme son scepticisme: M. Poutine préparerait ses compatriotes à la guerre nucléaire, rien de moins. On ne peut pas exclure le bluff, mais ce discours s’avère sincère, il y a vraiment de quoi s’inquiéter.

Zweig disait: “on peut se sacrifier pour ses propres idées, mais pas pour la folie des autres”. Il connaissait la musique, lui qui s’était exilé au Brésil dans les années 1940. Faut-il donc se préparer à émigrer loin, très loin, avant que cela ne tourne vraiment mal? Au fin fond, pourquoi pas, de ton infinie étendue, Sibérie?… Nul n’adaptera pour toi le chant « Don’t cry for me Argentina » mais ce serait ta première véritable victoire.

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3 commmentaires à “A qui appartiens-tu, Sibérie?”

  1. Irène Faessler 3 avril 2023 at 15:21 #

    Très intéressant. Une sacré partie d’échecs, trop de joueurs et enjeux gigantesques. Bravo pour cet article concis mais plein d’informations.

  2. Alain Gonthier 5 avril 2023 at 21:54 #

    Votre éditorial transsibérien a le poids en minéraux du meilleur roman de Cendrars, “L’or”. Malheureusement vous avez probablement raison.

  3. Dominique Michel 6 avril 2023 at 16:54 #

    Le groupe de musique Otyken vient de Sibérie. Ils ont un pied dans leurs traditions comme récolter du miel sauvage et un pied dans la modernité. La chanson Paradise Lost (Paradis perdu – avec sous titres en français) exprime de façon remarquable le blues que ce grand écart provoque en eux. Surtout que comme ils le disent, même si leurs chansons seront chantées par d’autres, ils sont les derniers.

    “Il nous reste un ciel lumineux. Pour toujours, pour toujours.

    Tous les endroits sur Terre sont chers. (All places matters)

    Votre terre, au-dessus de la terre, notre ciel.
    …”

    https://www.youtube.com/watch?v=xHkgD7e7bVA&list=PL7kburrkX9xoMKseKMeUcSY81WpY4Q-6I&index=9

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