Les dindons de Google


PAR CHRISTIAN CAMPICHE

Google, 5 lettres (l’une compte double) symbolisant la domination du monde. Qui n’utilise pas ce moteur de recherche sur internet? Cette société californienne détient d’une certaine manière tout le savoir de l’humanité. Membre du club très sélect des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), acronyme désignant les géants de l’informatique, elle encaisse l’essentiel de ses revenus de la publicité. 224 milliards de dollars en 2022. Un pactole qui permet à ses actionnaires, notamment ses fondateurs Sergeï Brin et Larry Page, d’engranger un bénéfice de quelque 75 milliards. Les propriétaires veillent jalousement sur les parts du gâteau, on les comprend d’autant mieux que leur modèle d’affaires comporte des failles rendant douteuse la légitimité de leur succès.

On l’a dit, son immense richesse, Google la doit à la publicité. Le groupe fonctionne selon un système très simple: il offre du contenu, à la manière d’un organe d’information, d’un journal en ligne gratuit du type 20 Minutes ou Le Matin, si vous préférez. Une régie publicitaire démarche les annonceurs qui accourent, alléchés par la perspective d’un lectorat se chiffrant en dizaines de millions. Jusque-là, pas de problème. Là où les choses se corsent, c’est que Google ne redistribue pas cette manne fabuleuse. La société garde le trésor pour elle. Enfin disons, pour être juste, qu’elle le gardait pour elle. L’imparfait est de mise car depuis une dizaine d’années des acteurs revendiquent, avec un succès très relatif, leur part du gâteau.

Ces acteurs, ce sont les éditeurs de journaux et surtout les journalistes. Une directive européenne datant de 2019 pousse désormais ces professionnels à revendiquer ce que l’on appelle les « droits voisins » du droit d’auteur, soit une part « appropriée et équitable » du revenu de leur travail. En d’autres termes, AFP dixit: “une rémunération des extraits de presse qui apparaissent dans les pages de résultats du moteur de recherche”. Ancien président de l’organisation professionnelle des journalistes impressum, l’auteur de ces lignes avait fait un petit calcul en 2013 déjà. Cette année-là, il avait estimé le montant que Google doit aux artisans de l’information: 170 millions par année. Pour la Suisse seulement! Fort de cette découverte, il s’était rendu au siège européen de Google à Zurich, accompagné de la secrétaire centrale d’impressum, Dominique Diserens. Il a tendu son document portant l’inscription de la somme à trois jeunes cadres de l’entreprise avant d’être convié à partager le repas de midi dans l’un des trois restaurants exotiques du campus. L’accueil fut cordial. Les hôtes reçurent la requête sans broncher, se contentant de dire qu’ils allaient la transmettre à leur supérieur.

« Qui est votre supérieur? », ai-je donc demandé?

  • Il est à Francfort. Son supérieur est à Londres. Et le supérieur de son supérieur au siège de Google, en Californie.

J’avais tout compris. Cette entreprise évolue sous une coupole où tout le monde protège tout le monde dans le brouillard d’un organigramme improbable. En ce temps-là, il était impossible d’accéder à la personne susceptible d’engager une discussion véritable sur les droits d’auteurs des journalistes.

Impossible n’étant pas français, les dirigeants de groupes de presse de l’hexagone ont repris le flambeau et réussi à obtenir de Google qu’il leur reverse une obole, un geste relativement symbolique, profitable avant tout aux éditeurs. Les journalistes, eux, n’en voient pas vraiment la couleur alors qu’ils devaient être les premiers bénéficiaires des droits d’auteur dits voisins. En sera-t-il de même en Suisse où Berne vient de mettre en consultation un projet de loi destiné à contraindre les géants de la toile tels que Google à payer pour l’utilisation de contenus journalistiques? L’avenir le dira. Pour l’heure, il convient de saluer l’initiative de la Confédération. Une étude mandatée par les éditeurs alémaniques avance un montant de 154 millions par an. Pas si éloigné de la somme calculée par le soussigné en 2013. Mais gare à la récupération! Encore une fois, les droits concernent d’abord les auteurs qui sont les journalistes, pas les propriétaires de médias.

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3 commmentaires à “Les dindons de Google”

  1. Dominique Olgiati 29 mai 2023 at 13:44 #

    MERCI, j’emploie BRAVE

  2. Dominique Diserens 2 juin 2023 at 07:39 #

    NDLR: Dominique Diserens est une ancienne secrétaire centrale d’impressum. A la retraite elle précise que son texte n’engage pas impressum.

    Cela fait plus de dix ans qu’impressum se bat pour la reconnaissance d’un droit à rémunération des journalistes de la part des grandes plates-formes actives sur Internet comme Google. Résolutions, défense des intérêts des journalistes devant le Parlement et ses commissions, etc. Déjà en 2019 journalistes et éditeurs ont été près d’obtenir ce droit, grâce notamment à Géraldine Savary, alors conseillère aux Etats. Mais le Parlement a renvoyé à l’élaboration d’une étude par le Conseil fédéral, publiée en 2019 plaidant pour ce droit. Se fondant sur ce rapport, le Département de justice et police a mis en consultation ce droit à rémunération. Les desiderata des journalistes ont été entendus, eux qui demandaient un droit à rémunération géré par une société de gestion collective. Et qui demandaient surtout pour eux un droit indépendant non couvert par le salaire et incessible. Les propositions vont dans ce sens. Le rapport explicatif donne une clef de répartition de 50%-50% entre éditeurs et journalistes à l’instar de cette règle dejà en usage chez ProLitteris entre éditeurs et journalistes. Dommage que cela ne figure pas dans l’ avant-projet de loi.
    Il faut impérativement que ces droits à rémunération entrent en force le plus rapidement possible. La situation dans les médias est difficile, les journalistes en souffrent beaucoup: ils perdent leur travail ou voient leur temps de travail diminuer. De leur côté, les journalistes libres reçoivent moins de mandats, quand ils en reçoivent encore. Déjà en 2022, l’aide fédérale aux médias a été rejetée par le peuple. Il est scandaleux que des plates-formes comme Google fassent des centaines de millions de francs de recettes sur le dos des journalistes. C’est contraire aux règles de base du droit d’auteur et à toute équité. Le temps presse maintenant.

    Dominique Diserens

  3. Christian Campiche 18 juin 2023 at 11:27 #

    Lire aussi: https://www.infosperber.ch/medien/wie-medien-mehr-geld-erhalten-sollen/

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