Locarno sur un mode poétique, sérieux, drôle, informatif, dénonciateur…


PAR LAURETTE HEIM, retour de Locarno

Comme tout bon festival cinématographique international, celui de Locarno – 76ème du nom – a proposé du 2 au 12 août 2023 une large palette de films, soit plus de 200 courts, moyens et longs métrages. Documentaires, fictions, films d’animation pour petits et grands, sur un mode poétique, sérieux, drôle, informatif ou dénonciateur… Rétrospectives, Histoire du cinémas et Panoramas sont quelques-unes des sections qui complètent celle des Compétitions, nationales et internationales.

Des prix spéciaux sont aussi décernés chaque soir sur la Piazza grande à des personnalités œuvrant dans le domaine du cinéma. Impossible de visionner tout ce qu’on souhaiterait pendant un festival. Qui plus est, en cinq jours pour ma part. Il me fallut donc faire des sélections. Ci-après, sans objectivité autre que la mienne, 8 Morceaux choisis parmi les films visionnés.

Yannick, de Quentin Dupieux, 2023

Yannick, joué par Raphaël Quenard, est un spectateur insatisfait d’une pièce de théâtre. Interrompant les 3 comédiens de la pièce, Blanche Gardin, Pio Marmaï et Sébastien Chassagne, tous très bons en mauvais acteurs, il questionne la définition de l’Art, l’objectivité et/ou la subjectivité de son mérite. Le but d’une œuvre, ici d’un spectacle vivant. Mais aussi la responsabilité, dans le sens du devoir des comédiens, soit leurs compétences et la qualité de leur travail. Puis, le rôle du public, les réactions des spectateurs, la possibilité de critiquer ou non, le prix d’une place et le temps perdu si l’on est insatisfait… Ses questions, très pointues en réalité, sont autant de réflexions sur le rapport que tout un chacun entretient avec la culture, quelle qu’elle soit. Raphaël Quenard, présent après le film, raconte le tournage en 6 jours avec un vrai public. L’idée étant d’être un personnage très réaliste. Les textes à dire étaient très très précis, à l’intonation et au mot près, et le thème du film est un encouragement à la critique constructive. Yannick fait peur, il est dangereux mais c’est un personnage ambigu. Il touche également par sa manière enfantine et parfois naïve de réfléchir à toutes ces légitimes interrogations.

Bonjour la langue, de Paul Vecchiali, 2023

Dans une création tout aussi originale, voici les retrouvailles en tête à tête d’un fils absent depuis longtemps et d’un père très âgé, et seul. Une difficile approche entre deux êtres sensibles aux mots, des repliements, des reculades. Des moments de tendresse, bien cachée. De part et d’autre, des frustrations, des reproches ? “non-non, ce sont des faits !” Des souvenirs, des pudeurs, des découvertes, des regrets, des drames, des rires. Beaucoup d’émotions pendant lesquelles chaque spectateur peut sans aucun doute s’identifier. Parfois en tant que parent et tantôt comme progéniture, ou ancien enfant.

Le fils, joué par Pascal Cervo, et le père, incarné par Paul Vecchiali, ont improvisé cette fiction et l’ont tournée en un jour. Ce dernier, réalisateur, producteur de cinéma et écrivain né le 28 avril 1930 n’a hélas pas pu vivre la rencontre avec le public de Locarno puisqu’il est mort le 18 janvier 2023. Dans ce long métrage, il a d’ailleurs l’âge du protagoniste et il y (re) vit certainement une partie de son parcours personnel. Vecchiali a décrit ce film expérimental comme un hommage à Jean-Luc Godard et à son film Adieu au Langage (2014).

This Kind of Hope, Pawel Siczek, 2023

Au moyen de ce documentaire, le réalisateur a souhaité montrer la vie réelle d’Andreï Sannikov, biélorusse né en 1954 à Minsk. Ancien diplomate, politicien, cofondateur de l’action civile Charte97, opposant au président Alexander Lukashenko et candidat malheureux à la présidence biélorusse en 2010. Il est arrêté dans une manifestation pacifique après cette élection jugée truquée. Condamné en 2011 pour avoir “participé ou organisé des actions qui violent l’ordre public”, puis libéré, notamment grâce à Amnesty International, il s’exile seul en Pologne. Son épouse Irina Khalip, journaliste biélorusse, correspondante pour le journal russe Novaya Gazeta, condamnée pour la même raison, est assignée à résidence. La famille ne peut se réunir à Varsovie qu’à certaines vacances, sauf embûches administratives.

Joué et raconté par Andreï Sannikov lui-même, monté avec des archives officielles, publiques et familiales, le film déroule sa vie ainsi que son rôle dans l’histoire de son pays depuis la fin des années 80. La chute du Mur de Berlin, la Perestroïka, l’espoir puis le retour à un système totalitaire. Après la projection du 5 août, le couple, ainsi que leur fils Daniel, étaient sur scène avec l’équipe de production pour répondre aux questions du public.

Kona fer í stríð, Benedikt Erlingsson, 2018

Dans un registre également politique, mais fictionnel cette fois, le spectateur découvre la double vie de Halla, une quinquagénaire islandaise, une femme en guerre. Cheffe de chœur à la ville et activiste en secret, Halla s’évertue, en solo, à bloquer la production d’une usine d’aluminium au moyen de systèmes très inventifs. Le gouvernement, pensant avoir affaire à une organisation terroriste, ordonne de vastes mesures de surveillance. Halla rédige alors un manifeste pour dénoncer les problèmes environnementaux des industries lourdes en Islande et partout ailleurs, et prendre la défense de la Terre-Mère. De nombreux passages et personnages humoristiques et/ou poétiques jalonnent ce film. Le cycliste hispanophone, le trio masculin instrumental, le trio féminin vocal et le masque de Mandela notamment, pimentent ce long métrage tourné dans les admirables paysages islandais. Ce joyeux mélange permet au réalisateur Benedikt Erlingsson d’aborder très sérieusement la problématique du plaidoyer de la femme des montagnes, comme Halla se nomme, mais de manière décalée et rafraîchissante. Un événement inattendu va bouleverser la vie de l’héroïne et il lui faudra bien de l’aide pour parvenir à ses fins.

Prisoners of Fate, Mehdi Sahebi, 2023

En Suisse alémanique, ce documentaire donne la parole à des personnes exilées provenant d’Iran et d’Afghanistan. Le spectateur suit ainsi dans leurs vie quotidienne une famille, plusieurs hommes seuls ou encore une femme âgée. Celle-ci, malgré les dangers, retournera d’ailleurs au pays, se trouvant ici isolée et sans avenir. Les complications administratives, la dureté du système d’asile, les aberrations (l’impossibilité de faire venir avant 4 ans leur petit garçon de 6 ans arrêté pendant la fuite d’une famille), l’interdiction de travailler, les traumatismes personnels, les refus du droit d’asile, l’emprisonnement avant refoulement, sont autant de difficultés pour ces personnes désirant trouver protection et vie meilleure. Chacun essaye à sa manière de trouver un certain calme pour avoir la force d’avancer, de se battre, de faire entendre sa voix et ses droits. En faisant du sport, en collaborant avec des associations suisses, en cuisinant et partageant des repas avec ses compagnons d’infortune, en échangeant des informations, en apprenant le schwytzerdütsch, en dansant… Certains parlent d’être prisonnier du destin avec une philosophie qui force le respect !

Eliana Rosa, actrice principale et chanteuse de Manga D’Terra.
Photo ©2023 Laurette Heim

Manga D’Terra, Basil Da Cunha, 2023

Une jeune femme de 20 ans quitte son île du Cap Vert et ses enfants, comme tant d’autres, pour travailler à Lisbonne. Mais la vie du quartier de Reboleira dans lequel elle a trouvé un emploi précaire n’est pas facile entre les violences policières et les divers harcèlements. Heureusement, la musique et le chant sont pour elle une bouée de sauvetage lui permettant de supporter ses soucis. Toute l’équipe du tournage était présente après la projection du 4 août. Le partage avec l’assistance était nimbé d’émotions puisque tous ont découvert leur film en même temps que le public ! Dans la discussion, il a beaucoup été question d’humilité et d’humanité pendant le tournage. En effet, Basil Da Cunha, né en 1985 à Morges, double national suisse-portugais vit entre les 2 pays. Il a travaillé plusieurs fois avec la même équipe technique et dans ce même quartier. Il s’agit ainsi d’une sorte de famille qui œuvre au sein d’une communauté avec des acteurs non professionnels. Ils ne récitent pas un texte appris, ils vivent. Et de plus dans un environnement, leur propre quartier, qui n’est pas un décor. C’est un film sur les femmes, sur leur force mais où les hommes ne sont en rien diminués ont relevé les intervenants.

Ekskurzija, Una Gunjak, 2023

L’inspiration de la réalisatrice, présente après la projection de son film, lui est venue d’un fait divers qui a défrayé la chronique et qui a provoqué un grand scandale. Una Gunjak avait alors été choquée par les terribles jugements des médias et la brutalité déployée sur les réseaux sociaux envers une jeune fille. Son film traite donc d’un mensonge à Sarajevo, ou d’un arrangement avec la réalité, selon le point de vue d’une adolescente peut-être en recherche de reconnaissance. Profitant d’une rumeur la concernant, la jeune collégienne flattée, s’emballe, et s’embarque dans une problématique mensongère qui s’amplifie. Au fur et à mesure, celle-ci implique et touche de plus en plus de monde. Ses camarades de classe, leurs parents, la direction de son école, son amie et sa famille, ainsi que sa propre famille. Une excursion scolaire est en jeu mais l’ambiance est de plus en plus tendue. Certains protagonistes défendent l’adolescente un moment puis, ne la comprenant plus, s’en détournent. D’autres se liguent carrément contre elle. Des accusations sans rapport fusent. Engoncée dans son mensonge et ne mesurant pas vraiment l’ampleur du désastre, l’adolescente ne parvient pas à rétablir la situation.

L’amour du monde, Jenna Hasse, 2023

N’étant pas pas parvenue à adapter strictement le livre éponyme de C.F. Ramuz, la réalisatrice a conservé quelques références et y a mis de sa propre vie dans ce long métrage tourné dans la région d’Aubonne, au bord du lac Léman. Ce film traite de la puberté et de la recherche d’identité, de la question de l’exotisme, de l’imaginaire fantasmé et de l’ailleurs. Les trois personnages principaux, l’adolescente un peu perdue, le jeune homme revenu d’Indonésie et la petite fille du foyer sont tous en recherche de leur place dans ce monde. Ce qui les anime et les unit est la pêche, l’eau et la nature. Mais aussi les animaux, tels ces hérons qui, en Indonésie symbolisent les âmes errantes.

Mêlant acteurs pro et non professionnels, cette plongée cinématographique est un hymne à la culture vaudoise et lacustre. Tout comme Ramuz parlait beaucoup du parler, la réalisatrice a choisi expressément des vrais pêcheurs de la Côte, avec leurs accents, leurs mots, leurs expressions et leurs façons d’être. Entendre des acteurs n’ayant aucune de ces caractéristiques aurait été en effet totalement incongru et aurait annulé toute l’ambiance et le charme qui se dégagent de cette ode.

Locarno en pratique pour l’an prochain

A Locarno, quelques lieux de projections sont décentrés mais la majorité des endroits (salles de 270 à 2800 places, et la Piazza grande de 8000 sièges) sont répartis au cœur de la ville. Atteignables à bicyclette ou à pied, ils le sont également grâce aux cars postaux effectuant un circuit très pratique.

Comme il faut être présent 30 minutes avant la séance et qu’il y a donc parfois une certaine distance à parcourir entre deux cinémas, le festival gagnerait à proposer une grille horaire avec des couleurs, indiquant l’heure des débuts et fins de projections. Car, sans cela, le système de réservation des places est assez complexe: il faut à chaque fois regarder la longueur du film, voir sur le plan où se trouve la salle et calculer le temps de déplacement, avant de pouvoir continuer à faire ses réservations. Une véritable jonglerie.

Pour terminer, il est à noter très positivement qu’à Locarno et environs, il est tout à fait possible de se loger et de manger très bien, à des prix raisonnables. D’autre part, les activités culturelles et les attractions touristiques, lac et montagne, ne manquent pas aux alentours pour varier ou prolonger son séjour.

Soulignons enfin, cerise sur le gâteau, la gratuité des transports publics dans tout le Tessin lorsqu’on possède un billet ou un abonnement du festival, ou si on loge une nuit dans le canton. Un grand plus très appréciable.

Illustration: La Piazza Grande, le matin. Photo ©2023 Laurette Heim.

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