Des chats… et des luttes sociales, les œuvres engagées de Théophile Alexandre Steinlen au MCBA


PAR PIERRE JEANNERET

Il est juste un peu dommage que cette remarquable exposition soit reléguée dans l’espace Focus du Musée cantonal des Beaux-Arts. Pour la voir, il faut donc parcourir les salles de la présentation permanente axées sur l’art contemporain, les tableaux plus anciens étant situés au premier étage. Mais ce n’est finalement pas un mal. Cela permettra à un nouveau public de découvrir les riches collections de notre musée dont la construction est récente…

Revenons à Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923), né à Lausanne, naturalisé français et mort à Paris. Cet artiste, dessinateur brillant, est surtout célèbre pour ses affiches, notamment celle pour le cabaret montmartrois Le Chat Noir. Les amoureux des félidés se régaleront de ses fameux dessins de chats, représentés dans toutes les attitudes possibles. Mais à nos yeux l’essentiel de l’exposition n’est pas là.

Steinlen se réclamait des idéaux libertaires. Il faisait même un travail assumé de propagande, dans le sens nullement péjoratif du terme. Ses œuvres (dessins, fusains, lithographies) représentent volontiers le petit peuple des travailleurs, les vagabonds, les prostituées, les miséreux, les prisonniers. En cela, elles incarnent un autre aspect de la soi-disant Belle Époque, celui des « damnés de la terre ». L’artiste a contribué activement à des revues anarchistes, comme Gil Blas, la revue du chanteur Aristide Bruant Le Mirliton, L’Assiette au beurre, ou encore Le Petit Sou. C’est un extraordinaire dessinateur de presse, admiré déjà de son vivant, notamment par le jeune Picasso. On s’arrêtera devant l’œuvre intitulée Les mineurs : elle fait allusion à la tragédie de Courrières en 1906, qui fit 1099 morts suite à une explosion dans une mine de charbon, et qui remua l’opinion publique. Le fusain traduit avec force le monde noir et souterrain de la mine. Quant à ses eaux-fortes, avec leurs contrastes de lumière et d’ombre, elles ne sont pas sans rappeler celles de Rembrandt.

Républicain, antimilitariste, anticlérical, syndicaliste, anticolonialiste, dreyfusard (n’en jetez plus !), Steinlen dénonce la police, l’armée, les bourgeois gras qu’il considère comme les oppresseurs du peuple, les massacreurs de Communards en 1871. Au contraire, et de manière certes manichéenne, il exalte les luttes populaires, dessine souvent Marianne, l’égérie de la République, en Liberté guidant le peuple, brandissant des fers brisés. On n’est pas obligé d’adhérer à ses idées, mais tout le monde reconnaît aujourd’hui son génie de dessinateur.

La guerre de 1914-1918 lui fait horreur. Il ne montre pas des scènes patriotiques censées exalter la Victoire, mais les adieux déchirants des mobilisés à la gare de l’Est, les veuves, les « poilus » dans la saleté de leurs tranchées, les charniers de cette grande boucherie européenne. L’une de ses œuvres, qui reste d’une singulière actualité, s’intitule d’ailleurs « Guerre à la guerre ! »

On découvrira aussi un Steinlen plus serein, celui, moins connu, de ses huiles, et ses représentations de femmes à la toilette, dont un superbe pastel, Le bain, dans la ligne d’Edouard Degas. Remarquons aussi le beau portrait de celle qui fut son modèle et sa maîtresse africaine, Moseïda, plein de dignité et où n’affleure pas le moindre racisme. On appréciera enfin des histoires …de chats, qui annoncent la bande dessinée.

Cette exposition, conçue pour les cent ans de la mort de l’artiste, doit beaucoup aux collections propres du MCBA (qui possède 1000 oeuvres du célèbre artiste lausannois), mais aussi à la généreuse donation d’un couple de Zurichois, Paul et Tina Stohler, qui leur a ajouté 600 pièces. À voir absolument !

« Steinlen. Coups de griffe et patte de velours », MCBA, Lausanne, jusqu’au 18 février 2024.

Le Courrier Lavaux Oron Jorat

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