PAR SANTO CAPPON
Paris 1942. Mon oncle Santo CAPPON (Shem Tov), né à Ploesti (Roumanie) en 1885, et son épouse Hanna LÉVY née à Sarajevo en 1886, vivaient depuis une quinzaine d’années au 134, rue de Tolbiac dans le 13e arrondissement de Paris. Inséparables comme deux tourterelles peuvent l’être, ils incarnaient l’image du bonheur à deux, ainsi qu’on peut le rêver. C’est en 1911 que le père de Santo, l’écrivain et poète Abraham A. CAPPON avait choisi de consacrer à sa manière l’union de ce couple, dans un poème-fleuve (publié en 1922), versifiant et scandant l’histoire d’Adam à la découverte d’Ève ; solennels et chaloupés, les vers de cette dédicace en langue castillane avaient la saveur du miel. Abraham leur souhaitait de rester « amorosos como dos pichones » (amoureux comme deux pigeons), en leur conjurant de « guardarse de la peligrosa brasa que se llama malquerencia » (se préserver de la dangereuse braise que l’on nomme malveillance). Sauf que de tels vœux pieux ont les limites que la destinée veut bien accorder.
Port de l’étoile jaune dans la zone française occupée
Depuis avril 1942 et par décret de la Préfecture de police, le port de l’étoile jaune devint obligatoire pour tous les Juifs de la zone française occupée. Toutes les activités lucratives qui mettaient ces Juifs au contact de la population, leur étaient désormais interdites. Du médecin installé au poinçonneur des Lilas, tous étaient concernés par ces mesures mises en place par les autorités de Vichy afin de satisfaire l’occupant nazi. Le zèle apporté par les fonctionnaires du Préfet de Paris afin de mettre en œuvre ces mesures d’exclusions allaient bien souvent au-delà de ce que les Allemands demandaient formellement. Pour ce qui concerne le fond du problème, l’affaire été « pliée » : français ou non, les Juifs de la capitale devaient intégrer un circuit administratif permettant de les localiser afin de mieux les « canaliser » par la suite. Hitler n’avait-il pas décidé d’en finir une fois pour toute avec les Juifs d’Europe ?
Survivre ! Santo avait dû abandonner ses activités de représentation commerciale. Il tenta de faire quelques traductions ici et là, sans trop de succès. La vie quotidienne devenant de plus en plus frugale, il décida ainsi que Hanna, de s’adonner (selon ses propres termes), au fruitarisme et au végétarisme, formulation pudique qu’il adoptait sans jamais se plaindre afin de garder une forme de dignité. Malgré les contraintes et le danger qui se précisaient de jour en jour, Santo et Hanna ne perdaient pas espoir. Quoi qu’il puisse arriver, la France pensaient-il et en dernier ressort, saurait les protéger. La patrie des Droits de l’homme et du citoyen saurait donner de la voix, le jour où des exigences de la Collaboration deviendraient par trop inhumaines.
Deux agents de la police française frappent à la porte
Paris, 1er octobre 1942. Au petit matin, on frappe à la porte du couple. Serait-ce la Gestapo ? se demandèrent-ils en ouvrant la porte. Avec un semblant de soulagement ils se trouvèrent face à deux agents de la police française (la P.Q.J. = Police aux Questions Juives), envoyés par la Mairie du 13e arr.
Prenez quelques effets personnels et suivez-nous. Soyez sans crainte, il ne s’agit-là sans doute que d’une simple mesure administrative.
(à noter qu’a posteriori, la voisine de palier témoin de la scène, a pu en témoigner)
De nationalité turque, Santo et Hanna avaient leurs passeports périmés. Ils s’agissait, pensèrent-ils, de faire régulariser leur statut de résidents, en utilisant l’éventuelle pression exercée par la Préfecture sur le consulat turc de Paris. Après la guerre et aujourd’hui encore, soit dit en passant, les autorités turques prétendirent et prétendent être intervenues et avoir sauvé de la déportation un maximum de leurs ressortissants juifs à Paris. Ce qui est faux ou très largement exagéré, le destin final de Santo et Hanna étant là pour le prouver.
Toujours est-il que Santo et Hanna étaient loin d’être rassurés, vu que des Juifs de leurs connaissances avaient été raflés précédemment (juillet 1942), et regroupés au Vélodrome d’Hiver, sans savoir pour autant où ils avaient été acheminés. Sans imaginer une seule seconde qu’ils avaient été par la suite systématiquement exterminés au loin. Comment se fait-il que l’être humain se refuse bien souvent à imaginer le pire ? Quoi qu’il en soit, Santo avait promis jadis à son père d’être heureux et de le rester bon an mal an.
Acheminés vers le camp de Drancy
Le fourgon de la police ayant pris le couple en charge, se dirigea tout d’abord vers la Préfecture de police, où une première fouille corporelle leur fut infligée. Sur Santo on ne trouva rien, alors que sur son épouse on trouva une relative grosse somme d’argent (toutes leurs économies). Tous ces billets de banque furent retrouvés dans son soutien-gorge, confisqués puis répertoriés de façon très précise. J’apprendrai plus tard que cette somme d’argent aura été déposée à la Caisse des Dépôts et Consignations.
Puis ces deux êtres humains sans défense furent acheminés vers le camp de Drancy, dans la périphérie parisienne. Le fourgon s’arrêta à l’entrée de ce qui, au vu des miradors, apparaissait comme une sorte de camp d’internement organisé dans un complexe de HLM réquisitionnés en son temps. Santo et Hanna furent conduits vers le bloc No 2, puis séparés. Santo confiné dans l’escalier No9, et Hanna dans l’escalier No10. Les deux fiches de leur arrestation mentionnent le fait qu’ils y ont été internés sur ordre des A.A. (Autorités Allemandes). A Santo fut attribué le No matricule 16794, et à Hanna le 16795.
Pour la première fois de leur vie commune ils se retrouvèrent à distance l’un de l’autre. Pourquoi était-ils là et pour combien de temps ? La seule nourriture qui leur fut désormais servie consistait en une soupe au chou, encore mangeable ma foi, et pas contrindiquée à ceux qui, comme Santo et Hanna, avaient déjà « opté » pour le « végétarisme ». Si ce n’est que les rations étaient largement insuffisantes. La petite Marcelle Finkelstein, qui se trouvait là au même moment, écrivit à quelqu’un de l’extérieur, en date du 31 octobre 1942 : « Veuillez faire quelque chose pour moi, car j’ai toujours faim et je n’ai pour tout ravitaillement que la soupe du camp ! ». Pour le reste, les conditions de vie à Drancy étaient plus que précaires, tant pour l’hygiène que pour la discipline orchestrée par les gendarmes et des policiers français particulièrement hargneux.
Ultime courrier
Le 7 octobre 1942, Santo écrivit une carte à son frère Nissim qui vivait à Genève (mon père). Ce fut la dernière d’une longue correspondance qu’ils avaient entretenue (et que j’ai conservée). Afin de ne pas alerter les autorités du camp, il fit en sorte d’acheminer cette carte préaffranchie à l’effigie de Pétain, vers une adresse à Annemasse à partir de laquelle elle serait réadressée à Genève. En plus du cachet postal, le tampon suivant figurait sur cette carte postale (entier postal) : « Camp d’internement de Drancy – Préfecture de Police – Bureau de la censure. » Quant au texte de cet ultime courrier que j’ai précieusement conservé, le voici :
Cher frère, Arrivés ici le 1er octobre nous nous portons, quant à la santé, bien, dans l’espoir de voir intervenir nos amis auprès du Consul de Turquie en notre faveur, soit à Paris soit à Vichy. Peut-être saurais-tu contribuer à ce que nous obtenions d’urgence des certificats de nationalité : nos passeports turcs datant déjà de plusieurs années, et les démarches à Ankara exigeant un temps assez long. Notre libération d’ici en dépend. Par la présente, nous te prions de tenir compte de la nécessité que nous avons, de compléter notre alimentation par certains produits nourrissants que tu pourrais nous faire parvenir ici à présent, et sans attendre une autre demande de notre part. D’abord, en plus : un rasoir de sûreté avec accessoires, deux brosses à dent, du savon de ménage, de toilette, à raser. Le tout dans des récipients d’aluminium légers. Salue de notre part la sœur de Hanna et tous les nôtres en particulier. Ayant out perdu, tes cadeaux, y compris d’autres cadeaux ne seraient pas inutiles. Nos meilleurs vœux, merci d’avance. Hanna et Santo
Il s’agit-là de leur dernier signe de vie. Le 4 novembre 1942 (un mois après leur arrivée à Drancy), ils furent dirigés vers la gare de Drancy-Bourget, où les attendait le convoi No40 en partance pour Auschwitz (ils ignoraient la destination). 1000 Juifs furent du voyage. Dans des wagons à bestiaux, à raison de 60-80 personnes par wagon. Le départ de ce convoi avait été précédé par les échanges de télex entre la section anti-juive de la Gestapo à Paris et le Service anti-juif de la Gestapo à Berlin, dirigé par Adolf Eichmann. Ces télex portent la cote XXVc-192 : le 31 octobre et le 2 novembre 1942, le chef du camp Röthke avait demandé à Berlin le feu vert pour le départ de trois convois, les 4, 6 et 9 novembre. Le 4 novembre, l’adjoint d’Eichmann, Günther, avait répondu favorablement. Le télex habituel couvrant le départ du convoi du 4 novembre avait été signé par Röthke, et porte aussi la cote XXVc-192. Il indique que le convoi D901/35 a quitté la gare du Bourget-Drancy à 8h55, le 4 novembre, avec 1000 Juifs en direction d’Auschwitz et sous le direction du Stabsfeldwebel Brand. Le convoi comportait 468 hommes, 514 femmes et 18 « indéterminés ».
Un bout de pain et de saucisson
A chacune et chacun fut remis un bout de pain et de saucisson. Sans autres vivres ni médicaments, avec juste de l’eau et un seau pour les besoins. Hommes, femmes, enfants, vieillards, malades se retrouvèrent pêle-mêle, tous debout, wagon clos, avec le mince filet de lumière que l’on garantissait habituellement aux chevaux empruntant ce moyen de transport. Le voyage dura 60 heures à travers le nord-est de la France, vers l’Allemagne, puis en direction de l’est européen occupé par les nazis, vers la contrée mythique de « Pitchipoï ».
Au soir du 6 novembre, le train arriva en gare d’Auschwitz-Birkenau. Imaginons la bousculade à la sortie de ces wagons surpeuplés de gens épuisés, malades, hagards, transis, désespérés ! Aux aboiements des soldats SS succéda le fameux tri des nouveaux arrivés. Un médecin constitua deux rangées d’êtres humains, en fonction de leur sexe, de leur âge et de leur condition physique. Dans la rangée finale de gauche : 639 personnes jugées inapte au travail furent directement acheminées vers la chambre à gaz. Dans celle de droite, 269 hommes et 92 femmes avaient été sélectionnés pour une survie provisoire, garantie par leur travail futur ou toute autre raison jugée valable par le médecin de ce camp de concentration (Mengele). Les hommes concernés reçurent les matricules 73219 à 73482 (tatoués sur leur avant-bras). Ce nombre indique qu’il n’y a pas eu de présélection préalable à Kosel avant l’arrivée à Auschwitz, comme pour les convois précédents depuis le 26 août 42 ; ce qui est confirmé par le nombre de survivants, qui n’atteindra que 4 en 1945. Les 92 femmes sélectionnées reçurent les matricules 23625 à 23716 ; aucune d’entre elles n’a survécu.
Santo et Hanna se retrouvèrent dans la rangée de gauche et gazés immédiatement : ils avaient tous deux 56 ans et ne pouvaient plus être utiles. De 1941 à 1944, 78 convois de 1000 personnes auront été acheminés de la France à Auschwitz, « purgeant la France de sa lèpre juive ».
Mémorial de la déportation à Paris
Un monument sera inauguré en ville de Paris par Jacques Chirac. Ce Mémorial de la déportation nous montrent des rangées de murs se profilant vers le ciel, où sont gravés les noms des 78000 Juifs déportés. « Mon nom » y figure en toutes lettres : Santo CAPPON ainsi que Hanna CAPPON, avec que leur année de naissance. A force de fixer du regard ces lettres gravées dans le marbre, elles me semblent s’inscrire à jamais dans la profondeur muette d’une matière consacrée par la pérennité du souvenir. D’où se dégage un rappel adressé à moi-même : il s’agit bel et bien de mon oncle paternel. Afin d’honorer sa mémoire, mon père m’a attribué le même prénom. Par la force des choses et avec le temps, j’ai fini par m’identifier d’une certaine manière à ce parent disparu. Le phénomène s’est incrusté dans mon esprit au point de me donner l’illusion récurrente d’avoir vécu moi-même ces événements tragiques.
Merci pour ce témoignage émouvant qui devrait figurer in extenso dans tous les livres d’histoire des jeunes générations.
Merci pour votre commentaire.
Mon témoignage ayant intéressé le corps enseignant français, une classe de terminale du nord de la France a décidé de consacrer son mémoire collectif de fin d’études secondaires à l’histoire de Santo et Hanna CAPPON, telle que je l’ai exhumée et reconstituée à travers les Archives de la Préfecture de police parisienne, du Mémorial parisien de la Shoah, des courriers adressés par mon oncle Santo et de quelques autres témoignages relatifs au convoi No 40, par divers recoupements etc.
Témoignage personnel mis en perspective par ces élèves français, avec une vision globale des déportations depuis la France.
Pour couronner leur démarche, ils sont allés au Mémorial de Paris afin de se recueillir devant le panneau où sont notamment gravés les noms de mon oncle et de ma tante.
entièrement d‘accord
Bouleversante contribution au travail de mémoire. Merci Santo.
Quelle histoire! Merci pour l’exactitude de tes recherches; Hanna et Santo, tu les a fait vivre pour nous, et en même temps, montrer l’horrible machine qui a mené aux fours d‘Auschwitz. Que personne n’oublie!
Un témoignage poignant qui me touche profondément.
À travers ces mots, Santo et Hanna continuent d’exister dans nos mémoires.
Merci, papa, pour cette transmission essentielle.