Lors d’une conversation téléphonique à propos d’une interview à venir, Jacques Fasel m’a annoncé qu’il allait voyager au Mexique, car sa compagne Angeles est originaire de Mexico. Nous avons alors commencé à parler de l’histoire de ce pays, en particulier de la figure d’Emiliano Zapata. C’est à ce moment-là que je lui ai mentionné un ami, Edgar Castro Zapata, le descendant direct du célèbre général de la Révolution mexicaine, qui vit à Cuautla, lieu hautement emblématique du zapatisme.
PROPOS RECUEILLIS PAR NADINE CRAUSAZ
L’idée m’est immédiatement venue de lui proposer de contacter Edgar de ma part afin qu’il profite de son séjour au Mexique pour le rencontrer. L’envie de participer, moi aussi, à cette entrevue a été si forte que, dès le lendemain, j’ai réservé un vol pour Mexico.
À mon arrivée, j’ai retrouvé Jacques et, le jour suivant, avec son amie Angeles, nous avons pris le bus en direction de Cuautla, située dans l’État du Morelos. Edgar Castro Zapata nous a reçus chaleureusement dans sa maison, une demeure familiale profondément marquée par l’histoire, puisqu’elle fut celle de son grand-père, Matteo Emiliano Zapata, fils cadet du légendaire révolutionnaire mexicain. Ici, l’héritage de Zapata ne se limite pas aux lieux et au patrimoine tangible, il se vit au quotidien, à travers les paroles et surtout l’engagement d’Edgar lui-même. Presque 106 ans après la disparition du général Emiliano Zapata, son héritage continue de résonner dans le Mexique moderne.
Historien et arrière-petit-fils du leader révolutionnaire, Edgar Castro Zapata a récemment publié Emiliano Zapata, testimonios de la revolución del sur, un ouvrage fondé sur des témoignages inédits et des récits familiaux, offrant une nouvelle perspective sur la vie et l’héritage de Zapata.
En plus de son rôle de descendant, Edgar est en effet historien et conférencier à la chaire Emiliano Zapata de l’Université autonome de Chapingo. Il préside aussi la fondation « Emiliano Zapata et les héritiers de la Révolution », qui œuvre pour la préservation de l’héritage zapatiste et la transmission de cette mémoire vivante. À travers ses recherches, ses conférences et ses publications, Edgar perpétue non seulement la mémoire de son arrière-grand-père, mais aussi les valeurs de justice et d’égalité portées par la Révolution mexicaine. Son travail incarne une vision moderne de l’héritage zapatiste, profondément ancrée dans l’histoire tout en étant résolument tournée vers l’avenir.
Cette interview a été réalisée en collaboration avec Angeles et Jacques Fasel, lors de notre visite à Cuautla. Angeles a assuré la transcription.
Vous êtes devenu historien pour mieux comprendre l’histoire de votre ancêtre ou pour en faire connaître les vérités cachées ?
Edgar Castro Zapata : C’est une question intéressante. J’ai grandi dans cette maison, entouré de ma mère et de mon grand-père, qui m’a beaucoup marqué. Grâce à lui, j’ai rencontré les derniers survivants et les veuves des zapatistes. Très jeune, j’ai ressenti le besoin de découvrir la véritable histoire d’Emiliano Zapata, au-delà des anecdotes et des images qui régnaient ici. À l’adolescence, j’ai reçu le livre Racine et raison d’être de Zapata de Jésus Sotero Inclán, qui a été une véritable révélation pour moi. Ce professeur a passé beaucoup de temps dans ma famille. Son livre met en lumière les origines de Zapata, son passé, ainsi que l’histoire de son village, Anenecuilco. L’émergence de cette figure révolutionnaire n’est pas un hasard. Zapata est le fruit des révoltes rurales dans le Morelos, une région du Mexique profondément marquée par des luttes de pouvoir. Il m’a semblé essentiel d’expliquer cette lutte révolutionnaire, ses racines communautaires, surtout face à la diffusion de l’idéologie libérale dans les campagnes.
Zapata attachait une grande importance au respect de l’autonomie communale. Un épisode fondamental dans son engagement a été son élection en 1909, à seulement 30 ans, par le Conseil des anciens de sa communauté comme responsable des problèmes agraires. Cependant, face au silence du régime de Porfirio Díaz, la seule option restante pour les habitants du Sud était la révolte armée.
Son image, souvent celle du « Robin des Bois », vous semble-t-elle réductrice ?
Zapata est souvent perçu comme une légende, un « bandit social » qui vole aux riches pour donner aux pauvres. Cette image simpliste m’a toujours dérangé. C’est ce qui m’a poussé à étudier ses origines et ses idéaux à l’École d’anthropologie et d’histoire. Avec de nombreux historiens, nous tentons aujourd’hui de replacer la lutte de Zapata dans l’histoire universelle des peuples qui défendent leur droit à la vie et aux ressources naturelles. L’Armée libératrice du Sud n’appartient pas uniquement à l’histoire du Mexique. Elle a une portée universelle… voire intergalactique ! (rires)
Le nom de Zapata est-il devenu un emblème révolutionnaire parce qu’il portait une vision politique, contrairement à Pancho Villa ?
Effectivement. Pancho Villa commandait une armée, mais Zapata portait un projet, une idéologie. Son programme politique et social a marqué les gouvernements de la Révolution mexicaine. Contrairement à Villa, qui était plus belliqueux qu’idéologique, Zapata a mis l’accent sur des valeurs profondes. Le Plan d’Ayala, document rédigé par Zapata en 1911, réclamait la redistribution des terres aux paysans et dénonçant la politique de l’État sous Porfirio Díaz. Il constituait l’un des fondements idéologiques de la révolution agraire au Mexique, Il visait à instaurer un gouvernement révolutionnaire véritablement populaire. Zapata s’inquiétait particulièrement du sort des orphelins et des veuves que la guerre allait créer.
Certaines de ses idées, comme la nationalisation du pétrole, la loi sur le divorce, la reconnaissance des enfants hors mariage ou encore l’expropriation des terres, ont été intégrées dans la législation au fil du temps. Mais en 1911, son programme était trop radical pour les « villistes », plus militaires qu’idéologues.
Zapata a mené une lutte pour la terre. Quel est, selon vous, l’impact de son combat à l’époque actuelle ?
Au début du XXe siècle, le Mexique était une société essentiellement agraire. Zapata s’est battu pour récupérer les terres prises par les grands propriétaires terriens. Heureusement, le soulèvement zapatiste a duré neuf ans (de 1910 à 1919), ce qui a permis d’influencer les politiques agraires futures. Ainsi, le gouvernement de Lázaro Cárdenas, dans les années 1930, a distribué des terres aux paysans.
Cependant, la réforme agraire s’est réalisée dans une logique paternaliste et clientéliste, qui a renforcé le parti unique, le PRI, au pouvoir pendant plus de 70 ans. L’unification et l’organisation des paysans ont fait défaut, et l’idée d’une propriété privée sociale a été oubliée au profit d’un modèle patronal. Ce paternalisme institutionnel a fragilisé le secteur agraire, dépendant des subventions gouvernementales. Ces faiblesses ont facilité l’implantation des politiques néolibérales des années 90, notamment sous Carlos Salinas de Gortari, qui a réformé l’article 27 de la Constitution et ouvert le marché foncier aux grandes entreprises.
L’Accord de libre-échange avec les États-Unis et le Canada signé en 1994 a également précipité la perte des terres des petits producteurs, contribuant à l’émigration massive. Pour honorer la mémoire de Zapata, cent dix ans après le début de la Révolution, il est crucial que le gouvernement réactive l’économie rurale et soutienne les communautés paysannes.
En quoi l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), née en 1994, se réclame-t-elle de l’héritage de Zapata ?
Les zapatistes, qu’ils soient historiques ou néozapatistes, défendent l’autonomie communale et les ressources naturelles. La continuité des mouvements zapatistes n’a jamais cessé. Carranza croyait naïvement qu’avec la mort de Zapata, la rébellion prendrait fin. Mais les communautés indigènes ont continué à lutter contre l’exploitation des ressources naturelles. Le slogan « Zapata vive, la lucha sigue ! » (« Zapata vit, la lutte continue ! ») en est l’illustration.
J’étais au Chiapas lors du centenaire de la Révolution, à Las Margaritas, une des premières communautés fondées après l’émergence de l’EZLN. Lors de la cérémonie d’inauguration d’un monument commémoratif, j’ai été frappé par l’intérêt des indigènes pour les figures de Zapata et de Villa. Un siècle après, leur situation n’avait pas changé, et leur désir de reconnaissance et d’autonomie demeurait intact. Ce besoin n’a malheureusement jamais été pris en compte par les gouvernements successifs.