Canek Sánchez Guevara, petit-fils du Che, rebelle de la révolution

PAR NADINE CRAUSAZ

Canek Sánchez Guevara, petit-fils du légendaire Che Guevara, est né en 1974 à Cuba. Il a grandi dans un environnement itinérant, ses parents étant en exil politique. Enfant, il a vécu successivement à Cuba, en Italie, en Espagne et au Mexique, avant de revenir sur l’île. À la mort de sa mère, à l’âge de 22 ans, il quitte Cuba pour s’installer avec son père au Mexique, marquant un tournant dans sa vie et son désir de se détacher de l’image de descendant du Che qu’on attendait de lui. 

Sa vie s’est tragiquement achevée le 21 janvier 2015, à 39 ans, l’âge exact auquel son grand-père et sa mère étaient également décédés, un bien triste clin d’œil au destin.

Écrivain, photographe, graphiste, éditeur et membre d’un groupe punk durant son adolescence, Canek s’est toujours démarqué par sa rébellion et son engagement dans des causes qui lui étaient propres. Sa jeunesse fut marquée par des convictions fortes et un refus catégorique de la norme imposée par la société cubaine.

Lors de nos conversations, il m’avait confié qu’il trouvait son grand-père pathétique avec le recul, particulièrement en raison de la manière dont il avait été récupéré et mythifié par le régime cubain. Cependant, il reconnaissait la témérité de Guevara, un homme qu’il voyait comme un internationaliste audacieux, prêt à prendre des risques pour ses idéaux. Canek abordait l’héritage de son grand-père avec nuance, refusant de se voir utilisé comme une simple figure de propagande par le régime cubain. Mu par une profonde sensibilité anarchiste, il était aussi le descendant d’une figure emblématique, devenu symbole de la subversion internationale après sa mort.

Guevarisme à gogo, le texte que nous publions ci-dessous et qui coïncide à quelques jours près avec le dixième anniversaire de sa mort, raconte notre rencontre et notre week-end de fête à Paris. Il est tiré du Diario sin motocicleta, ouvrage en quatre volumes qui navigue entre plusieurs genres : journal intime, récit d’aventures, essai et chronique de vie. À travers ces textes, Canek Sánchez Guevara mêle observations personnelles et réflexions profondes. Il jongle avec les formes et les idées, offrant un regard sur le monde à la fois curieux et érudit. D’abord parus sous forme de rubriques dans la revue dominicale du journal Milenio au Mexique, ces textes ont été réunis et publiés à titre posthume.

Canek Sánchez Guevara Photo ©Nadine Crausaz

Guevarisme à gogo 

Par Canek Sánchez Guevara

Je vis de dos au calendrier, les jours se mêlent, je perds mon temps, je m’arrête ou je continue sans réfléchir. Je ne me souviens jamais d’un anniversaire — j’en suis même venu à oublier le mien, aussi ridicule que cela puisse paraître — encore moins des dates historiques, patriotiques ou religieuses. C’est ce qui m’est arrivé il y a quelques jours, le 9 octobre, la date où Ernesto Guevara mourait fusillé dans une petite école en Bolivie.  

Bien sûr, je n’ai jamais célébré un tel événement, ni avec plaisir, ni sans, ni avec colère, ni rancune, ni ressentiment, rien. Je suis clair là-dessus : celui qui joue avec le feu finit par se brûler tôt ou tard. C’est une loi inévitable de la vie. Parfois, on me demande si je connais l’endroit où il a été tué, et de mon côté, je me demande quel genre de morbide cela peut être, pourquoi quelqu’un voudrait aller faire du tourisme là où un membre de sa famille a été exécuté, que ce soit à La Higuera ou à La Cabaña.  

Je n’ai jamais aimé les saintes-nitouches, encore moins leurs adorateurs. C’est peut-être pour cela que certains guevaristes me mettent mal à l’aise, plus proches de la rhétorique chrétienne que de l’athéisme implacable du vieux guérillero. Ce que je n’aime pas non plus, c’est la diabolisation de sa figure, celle qui le présente comme un criminel assoiffé de sang, qui se tord de plaisir à fusiller. Au fond, ces deux visions sont toutes deux chargées — une fois de plus — de symbolismes religieux qui ne m’intéressent pas, en plus d’une décontextualisation qui nuit gravement à l’histoire, à ses acteurs et, surtout, à ses morts.  

Un jour, elle m’a écrit. Elle m’a dit qu’elle aimerait que je relise un manuscrit qu’elle avait écrit sur le Che Guevara. J’ai accepté, parce que j’aime lire tout ce que je trouve sur un personnage qui me fascine par nature, une fascination qui doit être comprise dans le sens le plus neutre, peut-être même assez profond. J’adore les contradictions, je suis attiré par les êtres contradictoires et complexes, et comme je suis amoral, je m’abstiens de porter des jugements sur ce point.  

Je dis donc que j’ai reçu le manuscrit. Un jour, profitant du fait que nous nous croisions à Paris, j’ai pris rendez-vous avec l’auteure pour discuter de son travail. Nous nous sommes retrouvées dans un petit restaurant. En arrivant, elle m’a accueilli avec un sourire : « Tu te rends compte quel jour c’est aujourd’hui ? ». Comme je l’ai dit, j’oublie toujours ce genre de choses. « 9 octobre ! », s’est-elle exclamée, et j’ai presque vu mes pensées essayer de se frayer un chemin pour comprendre ce qui était célébré en cette occasion si honorable. Mon étourderie, je le répète, est totale.  

Je reconnais qu’un certain malaise m’envahissait, celui que j’éprouve souvent quand je me trouve en présence d’un fanatique du Che. Cependant, la soirée, loin d’être revendicative, a commencé par une déclaration de principes qui m’a semblée plutôt sympathique. L’auteure a avoué détester la politique, un monde pour elle incompréhensible ; elle a dit qu’elle ne comprenait rien au communisme, au socialisme, ni à rien de tout ça, et que sa proximité avec le personnage était plutôt d’ordre personnel, presque intime, peut-être éthique et esthétique. De plus, et cela m’a surpris, il ne s’agissait pas d’une fascination adolescente ou « soixante-huitarde », au contraire, c’était une impulsion adulte qui avait commencé à la fin de sa trentaine, il y a déjà quelques années. Avant cela, elle affirme qu’elle ne s’était jamais intéressée à ce visage sur les t-shirts…  

Je ne suis pas sûr que ce fût une soirée particulièrement guevariste. Quoi qu’il en soit, l’ivresse que nous avons partagée jusqu’au matin était d’un autre ordre. Il arrive parfois que deux personnes se rencontrent pour une raison précise, mais ensuite les complicités se tissent dans diverses directions, à condition de ne pas se focaliser sur un seul sujet. Nous avons donc parlé de tout. Le lendemain, pour poursuivre la dérive, nous sommes allés à la fête du vin à Montmartre, avons acheté une bouteille, nous sommes installés dans un coin pour observer le défilé des touristes d’un côté, et le mariage de la haute bourgeoisie qui se déroulait de l’autre côté, et nous avons discuté comme de vieux compagnons d’aventure. L’amitié, j’insisterai toujours là-dessus, naît des façons les plus étranges.  

Le soir, elle m’a dit qu’elle voulait m’emmener dans un bar. En arrivant, une affiche du Che nous accueille à la porte, et comme je suis paranoïaque, j’imagine que c’est un piège, un coup fatal. Les murs sont recouverts de photos du révolutionnaire, mais aussi de l’homme d’État, et mon regard se perd un moment entre souvenirs propres et étrangers. Mon amie veut me présenter le propriétaire ; je lui demande de garder une certaine dignité et elle comprend immédiatement ce que je veux dire.  

Le propriétaire s’approche. C’est un homme de cinquante ans, chapeau sur la tête, fort sympathique et jovial. Un Algérien avec trois passeports, tous légaux. Après quelques minutes, nous sommes à une table à discuter de mille choses et de mille personnes. À un moment, la politique entre en scène, bien que cela n’intéresse pas mon amie, il est vrai qu’à l’algérien et à moi, ça nous intéresse. Nous nous lançons dans une discussion animée, critiquant à tout-va. Je lui demande comment il a fini par s’attacher à ce visage qui nous fixe depuis tous les murs et il me raconte que cela s’est passé quand il avait douze ans, en Algérie. C’était l’époque de Ben Bella, la nation indépendante se construisait, l’idéologisation de l’éducation faisait son chemin et les étudiants allaient d’un acte patriotique et politique à un autre. C’est dans ce contexte qu’il a assisté à un discours du Che. Il dit que, lorsqu’il l’a entendu parler, ça a changé sa vie. Trois ans après, il a émigré en France.  

Ainsi, j’ai deux nouveaux amis dans un milieu qui ne m’est ni totalement étranger, ni totalement mien. Quelques jours plus tard, nous retournons au bar pour que mon amie, avant de partir, puisse dire au revoir à l’algérien, qui peine à dissimuler l’attirance qu’il ressent pour la femme qui nous a présentés. Elle fait semblant de ne pas remarquer, mais moi, je peux les imaginer ensemble, dans une petite maison pleine de posters et de souvenirs. Nous le retrouvons en train de lire un livre de Reinaldo Arenas, dont la prose belle et sale fascine avec répulsion. Nous discutons un moment de l’auteur, de sa vie folle, de la prison, de la torture, de l’exil, de la maladie et du suicide. De son amertume éternelle aussi. De l’indispensabilité de son récit.  

À un moment de la conversation, je crois qu’après avoir discuté du Front Polisario, l’algérien me regarde droit dans les yeux et me demande qui je suis vraiment. Je soutiens son regard, je réponds que je ne suis que moi, et il éclate d’un rire guttural, qui n’a rien de menaçant. Il se contente de ma réponse. Il respecte mes silences et cela, c’est un signe de complicité. Il lève son verre d’anis et moi, je lève mon verre de rhum vieux. Nous trinquons. Il me fait promettre que la prochaine fois que je passerai par cette ville, je reviendrai pour discuter encore un peu. Je lui dis que je le ferai volontiers. Je ne mens pas.  

Enfin, à la sortie du métro, je fais mes adieux à ma nouvelle amie. Je lui souhaite le meilleur pour son livre, je l’encourage à continuer son travail. Je sais que nous nous reverrons, un jour ou l’autre, quelque part dans ce monde. C’est pourquoi je ne dis pas au revoir. Pas non plus « à la victoire… »  

Paris

Photo DR

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