À la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, c’est la stupeur qui envahit le monde. Que recherche Poutine ? Comment expliquer cette radicalisation du Kremlin ? Où s’arrêteront les chars russes ? La Suisse pourrait-elle être visée ? Tel est le genre de questions auxquelles Pierre-Alain Fridez entend apporter des éléments de réponses avec son dernier livre.
PAR PIERRE MAURER
Comme le dit l’auteur, spécialiste des questions de sécurité pour le PS et membre à ce titre de la Commission de politique de sécurité du Conseil national, ancien délégué aussi à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN où la Suisse est observatrice en tant que membre du Partenariat pour la Paix de l’OTAN, “l’émotion a pris le dessus sur la raison”, en particulier en Suisse où des forces conservatrices ont ressurgi et où des points de vue militaristes se sont exprimés, reflétant une large part de l’opinion publique.
Après avoir décrit le système sécuritaire de la Suisse de manière critique et dénoncé le manque de transparence prévalent lors du choix de FA-35 par le Conseil fédéral qu’il qualifie d’“erreur grossière”, PA Fridez prolonge sa réflexion sur la politique de sécurité suisse en posant son regard iconoclaste sur les grands enjeux stratégiques auxquels notre pays fait face.
Méfiance croissante et réciproque
Dans un premier temps, l’auteur tente d’expliquer l’escalade de la tension qui règne actuellement en Europe. Selon lui, plusieurs facteurs ont joué un rôle décisif dans la radicalisation du monde en général et dans celle de l’opinion des dirigeants russes en particulier. Ainsi, il insiste sur l’effet dévastateur de la guerre de l’OTAN au Kosovo, où l’intervention militaire a été opérée sans mandat de l’ONU, pour contourner les probables vetos de la Russie et de la Chine. L’intervention contre l’Irak en 2003, toujours sans le consentement du Conseil de Sécurité de l’ONU, en vue d’annihiler l’arsenal militaire de Saddam Hussein, dont l’existence s’est avérée être un leurre, fut pour Moscou une illustration supplémentaire de l’agressivité de l’Occident. Comme le dit l’auteur, « Ces événements ont démontré à Vladimir Poutine que l’OTAN n’était pas comme elle le prétendait, une alliance militaire uniquement à vocation défensive, mais que l’Alliance atlantique était devenue de fait le bras armé du ’policier du monde’, les Etats-Unis ».
Les différentes révolutions de couleur du début des années 2000 comme la révolution des roses en Géorgie, la révolution orange en Ukraine ou la révolution des tulipes au Kirghizistan amenèrent des changements de régime et apparurent du point de vue de Moscou comme des manipulations occidentales. L’élargissement de l’OTAN à l’est avec l’accueil de nombreux pays de l’est européen – dont tous les pays baltes – que l’auteur détaille avec précision, a joué un grand rôle dans le raidissement de Moscou face à l’Occident en qui il a progressivement perdu toute confiance. L’activisme de l’OTAN a aussi été illustré au Sommet du Pacte atlantique de Bucarest en 2008, le président Bush proposa tout bonnement l’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie au sein de l’OTAN…
Un des moments clef des relations délicates entre la Russie et le monde occidental furent les promesses non tenues de l’OTAN à la fin de la guerre froide, assurant qu’il n’y aurait pas de rapprochement des forces de l’Alliance atlantique du territoire russe. Cette démarche a ceci de particulier que si on a de nombreux témoignages oraux et concomitants de ces échanges absolument cruciaux, on en a en revanche aucune trace écrite.
C’est dans ce climat délétère que l’invasion de l’Ukraine s’est produite le 24 février 2022. Pour rendre compte de cette décision insensée de Poutine, PA Fridez retrace les relations complexes des liens russo-ukrainiens et les origines socio-historiques profondes qui ont conduit à la catastrophe d’aujourd’hui. Il explique que Poutine a attaqué l’Ukraine « pour empêcher ce pays d’entrer dans l’OTAN et maintenir l’Alliance atlantique à distance de la Russie, et ainsi empêcher le potentiel déploiement de missiles à sa frontière avec l’Ukraine. » Des éléments géostratégiques majeurs ont également joué un rôle important, puisqu’il s’agissait aussi de conserver la mainmise sur la Crimée, porte de la mer Noire. Il relève aussi que Poutine a mis en garde les dirigeants occidentaux à plusieurs reprises, affirmant par exemple que « l’extension continuelle de l’OTAN vers l’est constitue une menace existentielle pour la Russie ». Comme il n’a pas été entendu en Occident, il a choisi de prendre les armes pour imposer ses objectifs politiques par la force, faisant fi du droit international et de l’opinion mondiale. Pour lui, il s’agissait avant tout de « défendre son pays ».
Quelles conséquences pour la Suisse ?
Avec cet éclairage historique, l’auteur présente la manière dont la Suisse a réagi à cette évolution des relations internationales en Europe. Il relève qu’après l’armée pléthorique qu’on avait connue pendant la guerre froide, on a observé en Suisse – comme partout en Europe – un clair recul des investissements militaires après la chute du mur de Berlin et la dissolution du pacte de Varsovie. Avec les événements d’Ukraine et le « retour de la guerre en Europe », le Conseil fédéral tire les conséquences de la dégradation de la situation sécuritaire, notamment à travers un « Rapport complémentaire au rapport sur la politique de sécurité 2021, sur les conséquences de la guerre en Ukraine » paru en 2022. Selon ce document, la Suisse bénéficie d’une situation géographique privilégiée et d’une couverture indirecte de l’OTAN, de sorte que pour nous attaquer, un envahisseur devrait auparavant venir à bout des forces de l’OTAN. Même si la Suisse est vulnérable par son espace aérien et est dénuée pour l’instant de moyens de lutte conséquents contre les missiles, une attaque directe contre la Suisse est considérée par tous les experts comme hautement improbable. L’idée que « les chars russes pourraient arriver chez nous » demeure néanmoins répandue dans certains secteurs de l’opinion.
L’accroissement massif du budget militaire face à la menace supposée de la Russie poutinienne pour l’Europe pose problème à l’auteur qui met en question une telle hypothèse. Pour lui, il est difficile de croire que l’Europe centrale – et particulièrement la Suisse – représenterait une cible pour la Russie. De plus, l’auteur met en doute que la Russie ait les moyens de déferler avec ses chars jusqu’en Suisse, ce qui supposerait une mobilisation de moyens et une prise de risque sans précédent, puisqu’il s’agirait d’abord d’attaquer plusieurs pays de l’OTAN pour arriver jusqu’ à nos frontières : « Avant d’atteindre la Suisse, les troupes russes devraient prendre possession de la Roumanie, de la Hongrie, de la Slovaquie, de la République tchèque, de la Pologne, d’une bonne partie de l’Allemagne et de l’Autriche … Les Russes devraient par la suite se donner les moyens en hommes et en matériel pour occuper ces pays. Ils devraient surtout empêcher la France, puissance régionale dotée de l’arme nucléaire, de réagir et en fait avoir auparavant battu ou en tout cas profondément affaibli les forces de l’OTAN… Et combien de soldats russes tués ! ».
La sérieuse crise démographique que connait la Russie, avec un déclin spectaculaire de la natalité et un vieillissement tout aussi marqué de la population, plaide aussi contre l’hypothèse d’une intervention militaire classique par l’armée russe envers notre pays. Comme il le dit avec humour : « L’époque où d’interminables colonnes de chars filaient à vive allure vers leurs objectifs sans coup férir semble révolue »
Mais c’est surtout la distance qui constitue un obstacle dont on voit mal comment il pourrait être surmonté. La conclusion est donc sans appel : « La bataille du Rhin n’aura pas lieu » et Poutine à qui l’auteur consacre de longs développements et dont il se distancie naturellement très clairement, n’est pas fou, mais simplement un dirigeant qui poursuit le dessein de protéger les intérêts de son pays tels qu’il les voit, de manière systématique et pragmatique.
Une grande érudition
A la lecture de ce livre, on est frappé par la connaissance approfondie de ces pays et l’étonnante érudition dont l’auteur fait preuve. C’est qu’en tant que membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe depuis 2016, poste qu’il a repris de son camarade de parti Andreas Gross, PA Fridez connait bien cette région du monde, où il a effectué de nombreuses missions, y compris en Russie et en Ukraine. Il faut dire aussi qu’il s’appuie sur une bibliographie ciblée, actualisée et très pertinente (surtout francophone il est vrai), qui permet au lecteur curieux d’approfondir les points qui l’intéressent. Pour finir, il démontre aussi un talent indéniable dans la présentation des convulsions et des histoires complexes de ces pays pas toujours faciles à saisir. Avec une expression claire et une argumentation facile d’accès, c’est une lecture à recommander à quiconque s’intéresse aux tensions et aux soubassements de notre monde contemporain.


