“Je fais de la viande pour végétariens”

Kurt Brunner a repris il y a huit ans une ferme dans l’Oberland zurichois, à Wernetshausen.

PAR MICHAEL RODRIGUEZ

Il s’est lancé dans la production d’oeufs «Demeter», un label de l’agriculture biodynamique.

Mais ce paysan opiniâtre, également diplômé en sciences naturelles de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, a rapidement buté sur les contradictions du système. Car même les poules Demeter sont le plus souvent des hybrides, et les aliments commercialisés sous ce label composés à 90% de matières premières importées. Aujourd’hui, Kurt Brunner et sa femme Annina élèvent 250 poules blanches suisses, une race sélectionnée au début du XXe siècle, qui se prête à la fois à la ponte et à l’engraissement. Ils réduisent autant que possible la dose d’aliments tout prêts en leur donnant du petit-lait, des restes de boulangerie et du trèfle blanc.

Kurt Brunner espère pouvoir se passer un jour complètement des hybrides. Mais les difficultés ne manquent pas. Tout dernièrement, une partie de son troupeau de poules blanches est tombée malade, contaminée par une bactérie (mycoplasme). En outre, leur productivité reste faible – pas plus de 150 oeufs par année, la moitié d’une hybride intensive – et ne permet pas de couvrir les coûts, même à un franc l’oeuf (contre 30 centimes pour un oeuf importé). La faute, selon Kurt Brunner, à l’absence de voie médiane entre les poules hyperproductives de l’industrie et les anciennes races conservées pour l’agrément. Comme le système de production et la recherche ont tout misé sur les hybrides, les races fermières ont, du point de vue de la sélection génétique, pris cinquante ans de retard.

En attendant de parvenir à son but, Kurt Brunner a trouvé une solution transitoire pour ses hybrides. Plutôt que de se débarrasser des poussins mâles, ce qui serait pour lui indéfendable, il les engraisse sept semaines à ses frais et les met à disposition d’autres éleveurs.

Qu’est-ce qui vous a motivé à élever des poules? 


Kurt Brunner: Il y a des facteurs conscients et inconscients. Jeune garçon, je travaillais souvent dans la ferme de mon oncle. Il y avait environ 15’000 poules en batteries, des cages empilées sur trois étages, bref ce qu’on peut imaginer de pire aujourd’hui. Chaque matin il y avait vingt à cinquante poules mortes, le cannibalisme dans les batteries était courant. Mon oncle les prenait, les mixait toutes fraîches avec des aliments pour les porcs et il nourrissait les cochons avec. C’est effrayant. Mais l’enfant que j’étais voyait juste cela comme une réalité et ne se posait pas de questions. Aux quatre heures, on pouvait manger autant d’oeufs qu’on voulait, j’en mangeais jusqu’à dix ou quinze!

Ensuite j’ai fait mon apprentissage dans l’agriculture. À la cave, chez nous, il y avait une armoire dans laquelle se trouvaient trois cages avec vingt-cinq poules, sans lumière.
 Chaque matin à 5h je leur disais bonjour. C’est seulement deux ou trois ans plus tard, pendant la nuit, que j’ai pensé à ces poules et à leurs conditions de vie. 
J’ai aussi travaillé dans un élevage de porcs. Je n’ai pas supporté la masse d’animaux, le système industriel et ses conséquences: couper les dents et les queues des cochons, leur injecter de la pénicilline. C’est à cette époque, il y a vingt-cinq ans, que j’ai arrêté de manger de la viande. De toute façon, je n’ai jamais particulièrement aimé. Il m’arrive de goûter un peu de viande quand je cuisine pour ma famille mais je le fais sans aucun plaisir.

Dans votre entourage, les gens doivent s’étonner…?

Oui. Dans le village, on trouve ça suspect. Les gens disent: «il produit de la viande et il n’en mange pas». Je réponds souvent que je suis comme l’eunuque dans le harem!

Et les oeufs, vous en mangez? 


Oui, mais je ne cours pas après. Ma femme me dit que j’ai besoin de protéines, alors j’en mange de temps en temps…

Quel plaisir avez-vous à produire des aliments que vous n’aimez pas?

J’accorde une grande valeur à la viande et aux oeufs que je produis. C’est vrai, il y a des dissonances entre ma conviction et ce que je fais. Mais ces divergences sont source de motivation. Le défi, c’est d’essayer de les harmoniser. En fait, je produis de la viande spécialement pour les végétariens. Beaucoup de végétariens me disent qu’ils ne mangent pas de viande parce que le travail est mal fait. Je fais un pas dans leur direction. Et puis tant que je fais du lait et des oeufs, il y a de la viande: j’ai donc besoin de consommateurs de viande.

Depuis quand avez-vous des poules?

Je suis arrivé dans cette ferme il y a huit ans, il y avait déjà un poulailler. Le patron de Hosberg (note1) est venu me voir avant que je reprenne la ferme. L’éleveur avant moi lui livrait des oeufs bio, mais lui voulait des oeufs Demeter. Il nous a motivés en disant que financièrement c’était une bonne affaire. Il a tout organisé, il a fait un contrat. Huit cents poules ont été commandées, et deux semaines plus tard est arrivé l’épisode de la grippe aviaire. Les poules n’avaient plus le droit de sortir. Elles sont tombées malades: elles ne pondaient plus et perdaient leurs plumes. Elles n’avaient pas la grippe aviaire, mais elles souffraient du confinement et d’une nourriture inadaptée. L’aliment Demeter que nous leur donnions ne contenait que des céréales, alors que les hybrides ont besoin de beaucoup de protéines. J’ai perdu 15’000 francs en un an.

Après cela, on s’est dit qu’on ne prendrait plus que 500 poules au maximum et qu’on essayerait avec d’autres aliments. L’hystérie de la grippe aviaire n’était plus là. Mais je me suis rendu compte qu’il y avait un problème: c’était contradictoire de vouloir produire Demeter tout en visant la performance, et de prôner la durabilité avec des hybrides.

Le patron de Hosberg m’a alors donné l’idée de prendre des poules blanches suisses.
 Mais il voulait faire exactement la même chose qu’avant, juste avec une autre poule et des oeufs un peu plus chers. Alors que moi, je ne voulais plus jouer ce jeu de la division du travail, qui segmente la génétique, la production et la commercialisation. Je veux être paysan mais penser constamment mon travail, comprendre ce que je fais.

Comment ça s’est passé? 


Au début ça n’allait pas, la performance de ponte était très mauvaise. On m’a conseillé d’installer de la lumière artificielle. On était en février, et tout à coup mes cent poules pondaient 75 oeufs par jour, c’est beaucoup pour cette période-là! En 2010, on a commencé à faire la reproduction à la ferme et on a eu mille poussins. 
J’en ai donné beaucoup à des amis éleveurs. Et puis l’automne dernier j’ai eu ce problème de bactéries.

Qu’allez-vous faire?

Je ne sais pas, je peux certainement apprendre de cette expérience. Le problème, c’est qu’aujourd’hui il y a d’un côté l’élevage de hobby, pour la conservation des anciennes races, et de l’autre l’industrie. Il n’y a plus rien entre-deux. Peut-être devrais- je changer de race de poule? Je me demande aussi s’il serait possible, en croisant des hybrides entre elles, de remonter à la race d’origine. Dans les semences, Sativa1 (note2) y est arrivée en mélangeant plusieurs hybrides de maïs. Si je pouvais chiper leur génétique aux industriels, ce serait une sacrée satisfaction!

Pourquoi est-ce important de contourner les hybrides?

Ce qui me répugne le plus, c’est la mise à mort des poussins mâles. Chaque oeuf d’hybride que l’on mange vient d’une poule qui vit parce que son frère a été tué.
 Assassiner un animal juste parce qu’il est inutile économiquement me semble aussi grave que, pour un médecin, violer le serment d’Hippocrate.

Nous les paysans, nous utilisons les animaux, nous aménageons leur vie du mieux que nous pouvons et nous essayons de légitimer le fait de les tuer. Mais si nous ne leur consentons plus aucune dignité, ça ne va pas.

Quand on tue un animal, on participe à une action qui n’est pas si simple. Il faut qu’il y ait un cadre, une sorte de rituel – il n’y a là rien de religieux pour moi. Quand j’amène un boeuf à l’abattoir, c’est moi qui le tiens au moment où on le tue. Créer des fabriques pour tuer, c’est pour moi un «no-go».

Vous parlez de «dignité»: qu’est-ce pour vous dans le cas d’une poule?

La dignité est préservée quand on trouve la bonne mesure. Dans mon travail de fin d’études à l’EPFZ, je me suis confronté aux valeurs limites. J’ai appris combien elles sont élastiques. Il faut un très grand effort intellectuel pour comprendre que «moins» peut être «plus». Moins de haute performance, c’est plus de biodiversité.
Il faut renoncer à la croissance sans limite et à la folie de la «faisabilité» technique comme seul critère d’évaluation.

Je dois donc sans cesse me demander comment je peux faire au mieux pour l’animal.
Par exemple, il m’a fallu batailler pour que les prescriptions Demeter rendent obligatoire la présence de coqs dans les élevages de pondeuses.

Notes:

1. Numéro un du marché suisse des oeufs biodiversité

2. Entreprise de production de semences pour l’agriculture bio et Demeter.
michael.rodriguez@courant-d-idees.com

Cet article est le cinquième d’une série parue dans «Courant d’Idées» et fait partie d’une brochure, « Faut-il abandonner la poule à l’industrie?« , 47 pp, 9 francs. Elle peut être commandée auprès de M. Reto Cadotsch, 9 quai Capo d’Istria, 1205 Genève, raeto.cadotsch@wanadoo.fr.

 

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