Le conte de la plaie
Dans une case sous la mousse, au bois,
Un vieux avec plaie vivait autrefois.
La plaie était vieille, elle n’était récente,
Une plaie ni bénigne ni méchante.
Une plaie c’était tout. Le vieux suçait
Son mégot et vivait. Seule la plaie
Comme une épouse la nuit l’embrassait.
Un jour un cavalier, sans révérence,
Sur un noble destrier monté, l’instance
suivante devant lui vint présenter :
Vieux, tu me dois une plaie procurer !
Je sais que tu en as une très ancienne,
Voilà qui me manque, qu’elle soit mienne.
Car la rapidité de la jeunesse
Empêche tout à fait que je me blesse.
Je donnerais pour ta plaie un château,
Je suis riche et je ne veux pas de cadeau. –
Alors le vieux réfléchit jusqu’à tard…
Ne crois faire plus vite qu’un vieillard.
Poème tiré de «L’Aborigène de Riga», par Jānis Rokpelnis. Traduit du letton, choix et commentaires (lire ci-dessous) par Alain Schorderet. Encres de Catherine Bolle. Editions Grèges, 2013.
Daté de 1972, le poème remonte au début de la carrière de Rokpelnis. Il s’inscrit dans le contexte des années 60 et 70, période de grande hypocrisie sous le règne de Brejnev. La promesse non tenue de réformes constitua une déception pour tous les peuples occupés. Par contre l’époque est florissante pour la poésie lettonne qui prend goût aux expériences d’avant-garde, prend conscience d’elle-même et se frotte à l’hermétisme qu’elle a intérêt à cultiver dans un climat de suspicion et de censure généralisée. Le texte sous forme de fable est peu typique pour Rokpelnis, mais l’énigme sous forme de « question sans réponse » par contre oui.
Le poème est composé dans le système tonique. Tous les vers de la première strophe et du distique final sont des tétramètres; dans la deuxième strophe, il y a alternance de trimètres et tétramètres. Si la première strophe est exclusivement composée de dactyles et trochées, la deuxième strophe et le distique sont dominés par l’amphibraque à côté de quelques pieds dactyliques, trochaïques et anapestiques. Cette variété est conforme au genre de la fable qui, comme on le voit chez La Fontaine, utilise des formes traditionnellement irrégulières.
Jānis Rokpelnis et Alain Schorderet participeront à une lecture bilingue mardi 26 novembre 2013, 18h30, à la Bibliothèque médiathèque municipale de Vevey.