Le 7 novembre 2017, une délégation des représentants de la ville de Venise et de sa région s’est rendue à Rome et a obtenu que les navires de plus de 55 milles tonneaux abandonnent le bassin et le canal de la Guidecca et empruntent un autre itinéraire pour accoster à Marghera via le canal de Malamocco.
PAR GÉRARD BLANC
Un nouveau terminal devrait y être ouvert dans quatre ans. La fin du défilé des villes flottantes ?
Vous êtes-vous déjà trouvé à Venise, l’une des plus belles villes du monde, sur la place Saint-Marc un jour où débarquent d’un monstre marin entre 2000 et 5000 passagers à la fois (l’Oasis of the Seas peut héberger 5400 passagers et 2065 membres d’équipage)? On est au coude à coude. C’est intenable pour les autres touristes, mais aussi pour les habitants, lesquels manifestent depuis plusieurs années contre ces invasions éphémères. Pour couronner le tout, les milieux économiques mondiaux confirment qu’il n’y aura pas de limites techniques réellement appréhendables à l’accroissement permanent de la taille des navires. Il paraît que c’est bon pour l’économie, avec les taxes que paient les bateaux et les commerces locaux qui profitent de cette rentrée de devises. «Ceci reste à démontrer», rétorque Giuseppe Tattara, professeur d’économie à l’université Ca’Fosccari. Pour lui, c’est l’inverse. Selon ses calculs, ils diminueraient le produit brut de la ville de 1,9% .
En 2015, la capitainerie du port de Venise, le terminal des passagers, une dizaine d’entreprises portuaires et le Comité Cruise Venice déposaient ensemble un recours près du Tribunal administratif. Et le 23 mars de la même année, le verdict est tombé: la mairie n’a pas compétence pour régler la circulation des bateaux, tant que les dégradations ne sont pas prouvées. Hum hum. Permettez-moi d’en douter.
Ce sont les déversements de foules pendant une partie de la journée, et après, plus rien. Une grande partie de ces passagers ont acheté leur croisière en pension complète et ont, pour la plupart, le réflexe d’économiser leurs frais de repas. Donc, les restaurants de Venise n’y trouvent pas leur compte. Il y a aujourd’hui un véritable ras-le-bol des Vénitiens qui ont le sentiment que leur ville est transformée en un gigantesque Disneyland.
Hors de ces considérations, c’est une catastrophe écologique. La lagune vénitienne est une zone très riche, renfermant un écosystème complexe: milieu marin, près de la mer, milieu constitué d’eau douce, près de l’embouchure des fleuves et milieu intermédiaire d’eau plus ou moins saumâtre, d’où une flore et une faune spécifiques remarquables. Le développement économique a creusé des chenaux de grande profondeur (jusqu’à 15 mètres) à l’intérieur de la lagune, afin de permettre aux bateaux de forts tonnages de remonter depuis la mer jusqu’au port maritime de Venise. Ces “autoroutes” pour les courants marins, et notamment lors des fortes marées, ont profondément déséquilibré l’écosystème fragile, provoquant des inondations de plus en plus fréquentes. Ce phénomène est connu sous le nom de “l’acqua alta”. Les mosaïques qui décorent le sol de la place Saint-Marc sont en grave danger de détérioration par ces inondations. Il faut y ajouter l’abandon des barènes non entretenues qui, peu à peu, s’érodent et ne jouent plus leur rôle de régulateur des marées et courants marins.
Imaginez un bateau d’une telle envergure, dont la hauteur est deux fois supérieure à celle des petits immeubles vénitiens de 10 étages, avec un tirant d’eau de 9 mètres ! C’est effrayant! Un comité local se bat avec acharnement et ne cesse de manifester pour dénoncer cette invasion de grands bateaux de croisière et pour leur interdire l’entrée dans la lagune. Mais gare à ceux qui touchent aux intérêts du lobby des croisières. Ce lobby, qui fait mine de tolérer les manifestations des habitants de Venise, déploie tous ses efforts pour influencer les gouvernements. Bien souvent, les démarches entreprises se perdent dans les bureaux des administrations et aucune mesure concrète n’est prise. Pour exemple, le 5 avril 2015, le Preziosa fonçait dans un quai de la gare maritime. Bilan: un couloir d’embarquement mobile détruit. La capitainerie du port lançait alors ses avocats contre l’armateur, sis au Panama, pour négocier les dommages et responsabilités. Cette affaire avait alors apporté de l’eau au moulin des opposants au défilé des grands bateaux de croisière à Venise, mais la démarche s’était montrée particulièrement ardue en raison du sempiternel principe des pavillons de complaisance.
En 1987, Venise a été déclarée par l’Unesco Patrimoine mondial de l’humanité. Malheureusement, et contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, ce label se préoccupe peu de la maintenance écologique du site. Les fonds sont alloués une fois pour toutes et la seule action possible est une démarche auprès du siège de l’organisation mondiale à Paris.
Une étape semble avoir été franchie. Le mardi 7 novembre 2017, le ministère du Transport et des Infrastructures italien a annoncé que les navires de plus de 55 mille tonneaux devront emprunter un autre itinéraire et accoster à Marghera via le canal de Malamocco. Un nouveau terminal devra y être construit. Son achèvement pourrait avoir lieu dans quatre ans. Le ministre a néanmoins expliqué que pendant les travaux il n’y aurait aucune interférence avec le trafic commercial, les deux affectations pouvant coexister durant la phase de transition. Nous voilà rassurés, le business est sauf !
Et ailleurs? Si les habitants de Venise arrivent à leurs fins, le problème des «villes flottantes» ne sera pas pour autant résolu, mais cela pourra peut-être servir de levier à bien d’autres escales qui subissent le même sort en Méditerranée comme ailleurs dans le monde. En Méditerranée, les ports de Malte, de Dubrovnik, de Katakolon ou de Myconos souffrent d’un phénomène similaire, qu’il s’agisse de la destruction de l’écosystème, mais surtout pour l’invasion des petits ports par des hordes de visiteurs éphémères.
En y construisant ses bateaux, l’une des compagnies maritimes a sauvé les chantiers navals de Saint-Nazaire, 2700 salariés! Cela fait une belle jambe aux Vénitiens mais il s’agit d’une réalité sociale qui mérite aussi d’être relevée. L’ambiguïté du monde.
Mais avec cette logique, cher Médusé, les fabricants d’armes sauvent le monde, eux qui sont de généreux pourvoyeurs d'”emplois”.
Peut-on comparer des navires de croisière à des missiles qui sèment la mort et la désolation, cher Bernard? Cela dit, c’est bien l’ambiguïté du monde, comme je l’écris! Les avions sont aussi destructeurs d’environnement, Airbus et Boeing nourrissent des milliers de familles. Les fabricants de 4×4 aussi. Sans parler des chimiques qui produisent du plastique avec lequel se vêtissent les gens ou du caoutchouc qui permet de marcher dans les flaques d’eau. Ni des téléphones, des ordinateurs qui permettent ces échanges et dont les épaves finissent en Afrique. Sans parler du papier dévastateur de forêts, du nucléaire, voire du solaire ou des éoliennes sur lesquelles viennent s’écraser les oiseaux. Mais l’industrie offre des emplois. En plus l’AVS est indexée sur les actions des sociétés. Voilà pourquoi il est si difficile de concilier économie et environnement, la vocation médusienne de départ.
Je sais que je pousse un peu, Christian. Mais en même temps, je le fais très sérieusement. Je trouve quant à moi que si la comparaison n’est pas directement possible, la logique, elle, est la même.
Nous nous trouvons dans un processus sans retour. Seul un changement radical de mentalité, de pensée, de philosophie, d’approche, conduisant à des pratiques radicalement différentes peut nous sortir de cette totale impasse. On en est loin, certes. Mais dans tous les domaines, des signes d’une réelle réticence à poursuivre la route du “capitalisme destructeur” (appelons-le comme ça) se montrent. Ce qui montre en même temps un réel appel à des changements.
L’émission de télévision A bon entendeur d’hier sur l’excès d’antibiotiques, et en particulier la chaîne qui va de la naissance du poulet à sa mort électrique et sa réapparition dans l’assiette du citoyen, était à cet égard très frappante. Non seulement la problématique était montrée dans toute son ampleur, mais les divers acteurs étaient présents, y compris un responsable d’élevage intensif et un haut fonctionnaire en direct de Berne sans langue de bois.
Ceci n’est qu’un exemple, le dernier en date pour moi.
Et ce tout dernier exemple: “Airbus a décroché une commande historique de 430 moyen-courriers” pour 40 milliards de dollars. Pour qui faut-il se réjouir ? Pour Toulouse et l’industrie française, pour les futurs passagers, pour les voisins d’aéroports, pour les nanoparticules ?
Merci de “pousser” Bernard car cela me donne l’occasion de revenir sur la vocation de la Méduse, l’ancien Radeau de la Méduse dont le slogan était “Economie, santé, environnement – Boussoles pour un monde à la dérive”. La réflexion que vous proposez est fondamentale, bien sûr. En 2008, j’ai publié aux Editions de L’Hèbe le livre “Le krach mondial – Chronique d’une débâcle annoncée” où je reprenais plusieurs de mes éditoriaux parus dans “La Liberté”, aussi d’autres publiés dans la Méduse. La deuxième partie “Et après?” était un petit essai d’anticipation. J’interpellais les décideurs en souhaitant plus de transparence. Car le problème est là. Vous citez une émission de la RTS, qui a du mérite certes, elle contribue utilement à la prise de conscience, mais en tant que telle elle n’est pas suffisante pour faire changer les choses. Ce qui compte, c’est le suivi. Or tant que les gouvernements n’instaureront pas des institutions pour l’assurer, chaque dénonciation n’est qu’une pierre dans l’océan. L’Onu, l’impuissante, pourrait avoir ce rôle. Mais où est la volonté?
“Centré, rasé, six heures!” L’article bien documenté de Gérard Blanc mériterait une large diffusion. L’auteur pourrait y ajouter en post scriptum que ces HLM flottants polluent, à l’arrêt, autant qu’un million de voitures; car même à quai, les moteurs de ces monstres marins continuent de tourner pour alimenter en électricité les cuisines, les restaurants, les salles de sport et de loisirs, ou l’air conditionné (cf. à ce propos l’étude de l’association “France nature environnement”). “Le fioul lourd [qu’ils utilisent] possède une teneur en souffre plus de 3’500 fois supérieure à celle du diesel des voitures”, précise Adrien Brunetti dans un article du Parisien. Une récente enquête diffusée sur France 2 montrait déjà que les passagers du pont supérieur “dégustaient”, en mer, cinq fois plus de particules fines et autre dioxyde d’azote que dans une ville normale. Bonjour les dégâts? Mais non, bien sûr, “surtout pas de catastrophisme!”, l’homme – dans les grandes cités indiennes comme à Pékin – s’adapte à toutes les situations…
Pardonnez-moi d’ajouter encore un commentaire aux vôtres, cher Christian.
Je ne crois plus aux gouvernements. Chaque fois que l’un d’entre eux marche vers un système plus juste pour l’ensemble des habitants de son pays, on l’assassine.
Et j’ai un désaccord avec vous: je suis d’avis que chaque dénonciation compte. Chaque dénonciation est un petit bout de construction d’une autre manière de s’organiser, d’une autre société à venir. C’est bien le sens de votre action de journaliste, d’écrivain, de citoyen responsable, et donc aussi le sens de la Méduse, je ne crois pas me tromper en l’affirmant.
Il me semble que c’est bien le sens de mes messages, cher Bernard. C’est bien sur cette ligne que vogue la Méduse depuis 15 ans. Merci de me donner l’occasion de le rappeler.