La Méduse a aimé “Le Caméléon” – “Dans ce paysage d’où la vie débordait, la mort semblait impuissante et le néant avait signé sa reddition”


Le récit que nous publions est extrait du roman “Le Caméléon” publié en décembre 2017 par Edouard Choffat aux Editions de la Société jurassienne d’Emulation. Il se déroule sur la côte nord-est de Madagascar, dans la petite ville d’Antalaha, où ce jeune auteur jurassien a effectué son service civil en 2008-2009. L’ouvrage est accompagné de dessins de l’illustrateur jurassien Yves Hänggi. Réd. 

L’hiver austral coïncide avec la période des amours des baleines. Elles viennent barboter et se reproduire dans les eaux chaudes de la côte est. Avec des jumelles, je passais des heures à scruter la masse huileuse et scintillante, en quête d’une nageoire ou d’une queue dressée hors de l’eau, signe que la femelle allaitait son petit. Le baleineau se plaçait dessous et pouvait téter jusqu’à cinq cents litres de lait par jour, m’avait-on dit. L’océan, à la fois si vaste, si mystérieux, si sombre et pourtant si habité, si vivant et si tendre. Désir de rejoindre et caresser ces monstres marins qui animaient la petite marina de leurs cabrioles aquatiques. Comme happé par le grand large, la courbe de l’océan, l’immensité des distances. Au bout des jumelles, tout n’était que fertilité, maternité, sérénité. Dans ce paysage d’où la vie débordait, la mort semblait impuissante et le néant avait signé sa reddition. Il ne manquait rien, le monde était plein comme un ventre. Baudelaire me revenait : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! »

J’aimais m’attarder sur le sable, quand le soleil coulait derrière la ligne d’horizon avec le rouge-orange qui inondait le ciel. Sylvain aussi se contentait du silence. Un soir, un troupeau de zébus rentrait par la plage. Bruns ou noirs, le dos orné d’une bosse de graisse vacillant sur le dos, la tête coiffée de cornes en V, les zébus marchaient d’un pas vif sur l’écume du rivage. Dans la pénombre, seule la voix du pâtre dirigeait les bovidés qui s’éloignaient peu à peu, bercés par le bruit sourd des vagues venant mourir sur la plage maintenant délaissée. Une branche morte attendait sur le sable. La poésie avait arrêté le temps.

Durant la saison des pluies, quand les cyclones briseront les chalutiers les moins robustes, les étraves les plus frêles, ravageront les délicates cultures de vanille et de girofle, inonderont les fougères et les manguiers que j’avais fait pousser devant chez moi, je me rendrai compte des humeurs capricieuses de l’Océan. Des quartiers entiers de bicoques rasés. Comme si Dieu, de l’index, s’était amusé à détruire un château de cartes dont la structure ne lui convenait plus. L’océan engloutira par le fond les marins dont le corps aura été cisaillé par les requins et dont on ne retrouvera, au hasard des marées descendantes, que la tête échouée sur le rivage. Toute chose belle et joyeuse a sa sœur laide et obscure.

Edouard Choffat

Dessin: Yves Hänggi

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