PAR PHILIPPE JUNOD
Puisque les musées rouvrent (pour combien de temps ?) autant profiter de pratiquer agréablement la distance du protocole sanitaire à l’exposition actuelle du Palais de Rumine: le volume des locaux et la rareté des visiteurs vous garantira une sécurité absolue ainsi qu’un voyage aussi séduisant qu’instructif.
Deux lectures en sont possibles: historique et esthétique. La première permet de découvrir des trésors inédits, témoins de l’histoire méconnue des expéditions exotiques de nos ancêtres. Mais c’est également l’occasion de s’interroger sur des problématiques gênantes, comme celles du commerce triangulaire, de l’esclavage, du colonialisme, de l’eurocentrisme ou du transfert des objets. Fruit d’une nouvelle collaboration féconde de tous les musées de la maison, l’exposition bénéficie des prêts d’une trentaine d’autres institutions. Elle juxtapose des éléments ethnologiques, géologiques, zoologiques ou botaniques, afin d’explorer les dimensions politiques, économiques, scientifiques ou missionnaires des collections. Peintures et dessins, livres, meubles, animaux empaillés, minéraux, herbiers, instruments scientifiques et autres objets les plus divers constituent ainsi une véritable caverne d’Ali Baba. Enfin, quelques films documentaires stigmatisent avec une ironie féroce le rôle du tourisme de masse ou de la publicité. Exotic ? L’important ici, c’est le point d’interrogation.
L’autre perspective est d’ordre esthétique: une expérience fascinante de désorientation devant un spectacle qui n’est pas sans rappeler les anciens cabinets de curiosités, nommés jadis Schatzkammer ou Wunderkammer, et qui firent le bonheur des collectionneurs dès la Renaissance avant de faire celui des Surréalistes. “L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique“, écrivait André Breton dans son premier Manifeste. A Rumine, la première salle vous plonge déjà dans un dépaysement radical, où les objets les plus hétéroclites et inattendus sont réunis par un joyeux coq à l’âne, qui évoque plutôt le jeu du “cadavre exquis” ou la rencontre du parapluie et de la machine à coudre de Lautréamont que la taxinomie des musées scientifiques. Une mise en scène originale et ingénieuse est ici au service de cet enchantement devant l’incongru de ces rencontres improbables et stupéfiantes.
Mais il y a plusieurs sortes de distances. Géographique, celle de l’orientalisme par exemple, qui a séduit tant de voyageurs curieux ayant rapporté des souvenirs de leurs déplacements dans le vaste monde. La vertu du “dépaysement” est ici à comprendre dans tous les sens du terme. Distance historique également, el les deux dimensions du temps et de l’espace peuvent coïncider quand l’ailleurs rejoint l’autrefois dans l’étrangeté. “L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps“, écrivait Racine dans sa préface à Bajazet. Distance épistémologique enfin, comme l’exprime l’expression “prendre du recul”. Pour changer de point de vue, Philippe Bruneau avait inauguré en 1977 à la Sorbonne un enseignement d'”archéologie du monde moderne et contemporain“. Cette position paradoxale n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’expédition d’ethnologues africains venus étudier les traditions folkloriques du canton d’Appenzell ….
C’est pareillement cette expérience surprenante que propose l’exposition de Rumine, qui invite à réfléchir à la relativité et réciprocité de la notion d’exotisme en la retournant: on est toujours l’exotique de quelqu’un d’autre, et c’est la distance qui fait l’étranger. On a souvent rappelé que le Village suisse voisinait avec le Village nègre à l’Exposition nationale de Genève en 1896 ! Mais ici l’occasion est aussi, et d’abord, de découvrir et d’admirer des trouvailles fabuleuses qui, sans la patiente recherche et la curiosité des organisateurs, seraient restés cachées dans les limbes des réserves de nos musées, dont nous ignorons toujours la richesse.
Exotic ? A voir absolument jusqu’au 28 février 2021.
Une publication, riche des contributions savantes de nombreux chercheurs, accompagne l’exposition: Une Suisse exotique ? Regarder l’ailleurs en Suisse au siècle des Lumières.