Chronique catalane – Que cache l’arrestation avortée de Carles Puigdemont en Sardaigne?


PAR FRANÇOIS GILABERT

Le président en exil Carles Puigdemont est arrêté le jeudi 23 septembre 2021 sitôt arrivé à l’aéroport d’Alghero en Sardaigne (Alguer en catalan) sur un euro-ordre (demande d’extradition) émis par le Tribunal Suprême espagnol et de son juge d’instruction Pablo LLarena. L’homme politique indépendantiste est appréhendé par la police italienne et écroué à la prison de Bancali. Il devait se rendre à une  manifestation favorisant un échange culturel international sur le thème des fêtes traditionnelles et folkloriques. Le lendemain, la cour d’appel de Sasser en Sardaigne, accorde sa libération sans qu’elle soit assortie de mesures préventives. Il est cependant cité à comparaître le 4 octobre prochain devant ce même tribunal afin qu’il puisse déterminer si une extradition vers l’Espagne est fondée.

Le Tribunal Général de Justice Européenne (TGJE) avait pourtant décrété en juillet dernier que Carles Puigdemont n’avait pas à craindre une interpellation visant son extradition, qui aurait pu mettre en péril ses activités en tant que parlementaire européen. La procédure judiciaire contre lui avait été suspendue, le temps pour le Tribunal de Justice de Luxembourg d’examiner et traiter, d’une part, le recours de l’avocat du Président exilé contre la levée de son immunité et d’autre part, la nouvelle action judiciaire présentée par le Juge d’instruction du Tribunal suprême Pablo LLarena sous la forme de questions « pré-judiciaires». Carles Puigdemont pouvait ainsi se déplacer en Europe en toute liberté. Le Juge espagnol n’a donc pas suivi la résolution édictée légalement par le Tribunal de Justice Européen, affirmant que la demande d’extradition reste toujours en vigueur.

Il est vrai que Carles Puigdemont est considéré en Espagne comme l’ennemi public No1 par la presse espagnole mais également par les partis, qu’ils soient de gauche comme de droite. La jubilation était de mise lors de l’annonce de son arrestation de même que la déception lors de sa remise en liberté. Des critiques fusent dans les journaux, émanant de la droite et de l’extrême droite contre le premier ministre Pedro Sanchez qui n’aurait pas su gérer l’arrestation de celui qui doit répondre devant la justice d’un acte considéré comme un crime, un putsch ou une sorte de coup d’état. Cette même justice lui reproche les délits de rébellion, sédition et malversation de fonds publics, mais avec le temps, on a tendance à oublier que le seul crime dont on l’accuse est d’avoir organisé le référendum d’indépendance de la Catalogne le 1er octobre 2017.

Table de négociation

Pedro Sanchez bénéficie, pour gouverner, du soutien de la gauche modérée indépendantiste (Esquerra republicana de Catalunya), sortie victorieuse des élections en Catalogne en février dernier, au coude à coude avec le parti indépendantiste centriste (Junts) et avec lequel elle partage le pouvoir. Le premier ministre socialiste espagnol a, contre l’avis de la droite et de l’extrême droite espagnole, accordé la grâce aux neuf politiciens indépendantistes incarcarcérés depuis plus de trois ans pour leur contribution à l’organisation du référendum. Mais la grâce ne signifie pas l’amnistie : 3500 personnes sont toujours inculpées en Catalogne vivant dans l’attente d’un procès. Et n’oublions pas que plusieurs membres de l’ancien gouvernement sont en exil.

Pedro Sanchez, en accord avec le parti de la gauche modérée indépendantiste, a relancé récemment une table de négociation dans le but de trouver des solutions au grave conflit qui oppose la Catalogne et l’Espagne. La gauche modérée indépendantiste revendique l’amnistie pour tous les inculpés, les politiciens en exil ainsi que la tenue d’un nouveau référendum d’indépendance. Pedro Sanchez s’y oppose, comme son prédécesseur Mariano Rajoy avec l’argument que ces revendications sont contraires à la constitution. Il a écarté de son propre chef le parti Junts qui se montre très sceptique quant à un aboutissement favorable des revendications indépendantistes et n’écarte pas en dernier ressort une solution unilatérale. Ainsi les deux formations indépendantistes sont divisées quant aux stratégies et à la création d’une feuille de route pour parvenir à une république indépendante. Junts est davantage partisan d’une confrontation avec l’Espagne, la condamnant pour avoir choisi la solution d’une voie judiciaire répressive plutôt que politique au conflit.

L’affaire relance le débat sur l’indépendance

Ces derniers jours, les journaux catalans se confondent en maintes conjectures. L’affaire prend de l’ampleur et menace de tuer dans l’oeuf la toute nouvelle table de négociation entre les dirigeants des gouvernements catalan et espagnol. De nouvelles informations mettent clairement en évidence une participation des forces spéciales de la police italienne en matière de terrorisme, la DIGOS, déplacées expressément depuis les villes de Rome et de Cagliari. L’opération semble bien avoir été préparée minutieusement mais la question se pose de savoir qui a averti Rome: la police espagnole, le juge LLarena, le ministre de la justice M. Grande-Merlaska, Pedro Sanchez lui-même? Des hommes politiques ont-ils été «bypassés », Pedro Sanchez était-il au courant? Mais alors dans quels buts tenant compte des implications politiques néfastes qu’une telle opération pouvait avoir? 

Les hypothèses vont bon train : y a-t-il eu intention de la part de la droite et de l’extrême droite de déstabiliser le gouvernement de Pedro Sanchez et par conséquent de mettre en péril la table de négociation? Est-ce une stratégie de Pedro Sanchez ayant pour objectif de faire planer la menace sur les partis indépendantistes et poursuivre ainsi les négociations dans une position de force? N’a-t-il pas déclaré lors de l’arrestation de Puigdemont que celui-ci devra répondre de ses actes devant la justice et qu’il ne serait pas question d’aborder un tout nouveau référendum ou d’évoquer l’amnistie? N’a-t-il pas intérêt également à attiser les différends entre les deux grands partis indépendantistes (ERC et Junts)?

Cette affaire démontre également le malaise qui règne en Espagne en lien avec une Justice Suprême dont un grand nombre de ses magistrats proviennent d’une droite dure hostile aux velléités d’indépendance des catalans. Elle verrait ainsi d’un mauvais œil la reprise du dialogue entre les gouvernements de Catalogne et d’Espagne. Quoiqu’il en soit, le gouvernement espagnol devra répondre à ces questions. De son côté Carles Puigdemont, libre, est ressorti grand vainqueur de cet épisode. En effet, la presse internationale s’est fait l’écho de cette affaire, qui a eu notamment un grand retentissement en Europe tout comme dans l’Union européenne et ses institutions. Trop longtemps ce conflit avait été mis sous silence et cette affaire a eu le mérite de le faire réémerger, donnant lieu à la réapparition d’un débat politique sur la question de l’auto-détermination d’un peuple d’Europe.

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