Camilo Guevara March (1962-2022), “dans le climat de consumérisme et chaos actuel, la pensée et la vision du Che sont plus actuelles que jamais”


PAR NADINE CRAUSAZ

Camilo Guevara March, le troisième des cinq enfants du Révolutionnaire argentino-cubain Ernesto Guevara de la Serna, est décédé le 29 août dernier, à Caracas. Victime d’un infarctus causé par une embolie pulmonaire, il était âgé de 60 ans. Journaliste et écrivaine suisse, l’auteure de ces lignes a bien connu Camilo Guevara, qu’elle a rencontré à plusieurs reprises, notamment dans le cadre de la préparation de son premier roman, publié en 2018

Compte tenu du contexte mondial actuel, les propos tenus dans cette interview par le fils du Che au sujet de son père prennent soudain tout leurs sens. Le Che fut-il pour autant un visionnaire ? On peut légitimement se poser la question. 

Camilo Guevara avait 5 ans quand son père est décédé en Bolivie, en octobre 1967. S’il n’a conservé qu’un vague souvenir du condottiere argentin, il a poursuivi la mission, la révolution, à sa manière. Coordinateur du Centre d’études Che Guevara, fondé en 1993 par sa mère Aleida March, son travail consistait à rendre disponible toute l’œuvre du Che ainsi que ses archives.

Même regard que son père, il partageait également la même passion pour la photo. Il vivait à La Havane, tout comme sa sœur ainée Aleida, (doctoresse comme son père), son frère cadet Ernestito (passionné de moto comme son père) et la cadette Celia vétérinaire (spécialisée en animaux marins). Père de trois filles, Camilo avait une demi-sœur, Hilda Beatriz Guevara (1956-1995), née de la première union du Che avec la Péruvienne Hilda Gadea.

Camilo Guevara March. Photo DR

Un demi-siècle après sa disparition, quelle est la vision du Che sur le futur de l’humanité ?

Je pense que je comprends, avec tout ce que j’ai lu ou entendu parler de la pensée du Che par rapport au futur, qu’il ne voyait pas d’autre avenir pour le monde que l’émergence et la consolidation d’une société harmonieuse, où il y aurait équilibre, justice sociale et une politique où l’homme serait le frère de l’homme et non le loup, où prévaudrait la solidarité, la paix, l’égalité, la liberté, mais basées sur le respect des droits des autres et le sien également.

Au vu de l’inertie des modes de production qui se sont succédés au cours de l’histoire, tôt ou tard notre espèce sera appelée à disparaître. Moi, bien sûr, je partage les idées du Che, car beaucoup d’éléments tangibles les soutiennent.

Il semble que le Che était bien davantage qu’un homme politique. Son idée d’un « homme nouveau » semble de plus en plus crédible à notre époque ?

L’idée que l’être humain devrait être meilleur est très ancienne, mais bien sûr, qu’avec le temps, cette notion a subi des transformations, précisément en réponse à des circonstances nouvelles qui l’ont influencé. Le Che, initialement, a uniquement prétendu apporter des solutions concrètes à ce grand idéal. Il le considérait comme réalisable, mais il ne s’est pas satisfait avec l’idée que l’« amélioration » était le produit de la prise conscience, presque occasionnelle d’un individu ou d’un groupe plus ou moins important.

Ses objectifs et ses espoirs reposaient sur la métamorphose de l’humanité tout entière. Mais il était réaliste, raison pour laquelle il prêtait beaucoup d’attention à ce que pourrait générer comme conséquences un changement radical dans la mentalité de l’individu, et donc de mettre toute son énergie au rôle d’éducateur, de transformateur de la société dans son ensemble. Ce qui a dérivé, par la force, dans l’expérience économique de Cuba des années 60, qui a été, de mon point de vue, la part la plus importante de son travail et la moins comprise.

Sans une mutation en profondeur de la société et de l’économie, il est impossible de réaliser des changements dans la conscience des gens, car pour le Che, le socialisme ne valait rien s’il n’apportait pas des résultats comme une morale, une éthique et une nouvelle forme de conduite, de nouveaux modes de fonctionnement qui rejettent les héritages négatifs, qui combattent les mécanismes qui bestialisent l’individu, qui seraient humanistes, au sens dialectal du terme, dont il n’y a d’autre issue que l’élimination d’une société mercantile à outrance, pour en établir une plus juste, rationnelle et sage.

Selon vous, le Che était un précurseur, incompris à son époque, car trop visionnaire ?

Le Che a également vu de nombreuses incohérences dans la façon de mener des expériences socialistes ou d’autres proches du concept et des objectifs qui avaient précédé la révolution cubaine. Il s’est rendu compte de la nécessité urgente de théoriser sur les fondements de la nouvelle société et il s’est concentré sur un point essentiel qu’il convient de revoir et modifier : l’homme, en tant que genre et comme centre de la mutation dans et de la société, qui, à l’unisson, en est l’instrument transformateur.

Bien que ces dilemmes sur la nécessité de « l’homme nouveau » ne soient pas résolus, il continuera à aiguillonner les meilleurs esprits qui exigent des réponses définitives.

Le monde est un chaos, nul n’est besoin d’être sage pour s’en rendre compte. Partout où vous regardez, sans aucun effort, vous vous retrouvez seulement les guerres, la misère, la surpopulation, des pénuries de toutes sortes, la faim, les épidémies ou les pandémies, les catastrophes environnementales, les menaces qui pèsent sur la biodiversité, sur la vie sur la planète, et enfin, sur l’espèce humaine.

Cet être humain différent dont nous rêvons tous, doit apparaître dans un monde différent, mais pour arriver à ce modèle, il faut faire les premiers pas. Il n’est nul besoin d’attendre que tous les êtres humains soient conscients de ce besoin de changement, il faut commencer petit à petit.

La pensée et la vision du Che semblent donc plus actuelles que jamais?

Je suis d’accord. Le Che est très actuel aujourd’hui, parce que le monde tel que nous le connaissons a vieilli. Un jour il sera renouvelé, il sera basé sur une autre façon de voir et de vivre la vie. Même mort depuis un demi-siècle, le Che en deviendra l’un de ses fondateurs, l’un de ses précurseurs.

Jusqu’à ce que ces problèmes affligeant l’humanité soient résolus, le Che par ses écrits et sa vision sera sur la ligne de front, accompagnant tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, seront présents, parce qu’il a toujours été concerné par les maux qui nous assaillent, parce qu’il a dit et fait ce qui était en son pouvoir pour les éradiquer et sinon tous, au moins les plus pressants, parce il a levé la voix contre ces désastres et contre ceux qui en étaient la cause. Il s’est levé contre eux parce qu’il n’a jamais été indifférent à la douleur des opprimés et a fait de leur lutte la sienne.

Camilo Guevara March et Nadine Crausaz. Photo DR

Le Centre d’Etudes Che Guevara

L’objectif fondamental du Centre d’Etudes Che Guevara est d’approfondir l’étude de la pensée, de l’œuvre et la vie du Che, et les divulguer par tous les moyens à disposition. Les fondatrices du projet, la veuve du Che, Aleida March et Maria del Carmen Ariet, ont décidé la publication des œuvres des documents du Che qui étaient alors inédits, gardés jalousement au sein de la famille et ont également créé comme outil fondamental, une aire académique dédiée à l’investigation, la publication et toutes activités complémentaires. Depuis 2013, les archives font partie du programme de l’UNESCO « Mémoire du monde » dans la catégorie internationale. Plus de 25 titres ont été publiés en plusieurs langues, de même que des revues, des articles de presse. Le centre participe à des colloques dans le monde entier et assiste de nombreux projets d’investigations et de divulgation.

Photographe passionné comme son père

Ernesto Guevara n’était pas seulement un médecin, un écrivain et un homme politique. La photographie faisait partie intégrante de sa vie.

Il a passé plusieurs années à vivre de la photographie. L’un de ces moments a eu lieu pendant les Jeux panaméricains au Mexique, alors qu’il travaillait pour le compte d’une agence argentine. Le Che se promenait également dans les rues de Mexico City, à la recherche de personnes à qui vendre ses photographies. Les photographies du Che ont été montrées pour la première fois, en 1990 à la Casa de las Americas de La Havane, puis une exposition itinérante a visité 16 villes dans 10 pays.

Son fils Camilo avait hérité de la même passion pour la photographie et avait lui-même exposé à plusieurs reprises au niveau international.

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3 commmentaires à “Camilo Guevara March (1962-2022), “dans le climat de consumérisme et chaos actuel, la pensée et la vision du Che sont plus actuelles que jamais””

  1. Eran Shamgar 5 septembre 2022 at 09:59 #

    Le Che, idole de certains jeunes désinformés des années soixante, restera pour de nombreux cubains le geôlier de la prison de La Cabaña. Il fut aussi le procureur d’un tribunal révolutionnaire qui exécuta les opposants avant de créer des camps de « travail et de rééducation » (on sait ce que cela veut dire dans le langage des « révolutionnaires »). Même Castro a été obligé de l’expatrier et lui demander de révolutionner ailleurs! L’icône était certainement plus proche d’un Pol Pot que de Gandhi. Décidément, le paradis de quelques-uns est l’enfer de tous les autres…

  2. Yannick Le Houelleur 5 septembre 2022 at 11:46 #

    Sans doute le Che n’avait-il pas tort dans le fait que la société basée sur le mercantilisme ne pouvait que nuire à un développement équilibré de l’être humain et sur une dérive vers la « bestialisation » ou alors si vous préférez « l’ensauvagement », mot désormais si usité en France notamment. Mais le marxisme et le socialisme ont quant même été à la racine de carnages et violations des droits de l’homme parmi les plus révoltants au monde. Curieusement, combien de Cubains n’ont-ils pas fui cette île dont les légataires du Che se sont arrogés de droit de se comporter de manière bestiale et dictatoriale. Faut-il rappeler que la famille Castro vit dans l’opulence et que certains de ses membres quand ils voyagent à Paris par exemple descendent dans les meilleurs hôtels. Cuba fut un des pays les plus assistés au monde qui a largement profité des largesses de l’URSS du temps où le Parti communiste y était tout puissant et de celles de Venezuela qu’il a aidé à couler… Sous prétexte de ne pas être contaminés par les mœurs et le mercantilisme américain, des millions de Cubains sont priés de se tenir tranquilles. Ceux qui sont sortis dans les rues l’été dernier pour réclamer davantage de liberté ont été traqués par le pouvoir et ont eu droit à trente ans dans les geôles d’un régime parmi les plus répressifs de la planète. Mais comme j’ai « osé » le dire dans mon article sur le Brésil, la gauche est pour beaucoup « le camp du bien » au point que ses tentatives de déconstruction de l’homme sont cautionnées par maints artistes, sportifs, intellectuels , etc. qui pour rien au monde, toutefois, n’auraient envie d’aller vivre dans une prison à ciel ouvert tel Cuba. En France, nous souffrons des excès de zèle gauchisant de Jean-Luc Mélenchon et c’est bien assez comme ça. La nouvelle gauche a trouvé le truc pour se constituer un électorat de remplacement : les adeptes du communautarisme…

    • hans muller 6 septembre 2022 at 21:05 #

      Lorsque l’être humain a peur du changement social ou individuel, il/elle stagne dans son déterminisme et jalousera les gens / communautés qui osent tenter de nouvelles expériences. Les bourgeoisies, le patriarcat, les religions monothéistes, le patronat, le capitalisme, ont perpétré depuis des siècles beaucoup plus de massacres, de génocides, de famines et de guerres que par exemple les 70 ans d’expérience communiste en URSS.
      Lorsque nous sommes lâches, veules, ou simplement ignorants, mais de toute manière complices de l’horreur économique et sociale capitaliste, nous devrions nous poser des questions sur notre équilibre mental et sur notre situation de prisonnier volontaire. Le Che, malgré ses défauts, a tenté de nous ouvrir les yeux, de nous rendre intelligents/es, de nous proposer par le discours et l’action d’ouvrir les portes de nos prisons. Il fut tué par le capitalisme, comme le furent Sacco et Vanzetti, comme tant d’autres aussi. Que les personnes fatiguées aillent dormir; leurs rêves seront peut-être plus imaginatifs que leurs écrits.

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