“Ce qui se passe est un massacre entre Péruviens” (2/2)


PAR PIERRE ROTTET, à Lima

Malgré l’onde de choc provoquée par les victimes tuées par l’armée à balles réelles, l’opposition irréductible, congressistes et gouvernement inclus, demeurent sourds à tout dialogue. Sans solution politique. Dépassé par les événements, le gouvernement de la présidente Boluarte ne maîtrise pas la situation, même pas par la répression violente et brutale et assassine, unique réponse apportée à ce jour aux manifestants.

Ultimes élucubrations de la présidente Boluarte, otage de la droite radicale, aidés en cela par une certaine presse aveugle… selon eux, Castillo aurait fomenté, imaginé et prévu “cette insurrection alors même qu’il était encore au pouvoir”. Histoire de jeter un peu plus le discrédit sur les manifestants. Et de mettre de l’huile sur le feu. La journée de mercredi a fait une première victime à Cusco, alors qu’à Puno, on confirmait que l’ensemble des victimes de la journée de mardi ont été tuées par balles réelles. Jeudi, des marches de protestations arrivaient d’un peu partout dans le vieux Lima, et notamment à l’Avenue Abancay, haut lieu de revendications du peuple et des répressions sanglantes…

Au-delà de la destitution du président Castillo, ces manifestations trouvent leur origine dès l’indépendance du Pérou, il y a deux siècles, en raison du mépris affiché par l’oligarchie politique et économique du Pérou, héritières des colonisateurs, à l’encontre des peuples indigènes. Une partie de la société péruvienne, la même toujours, bien entendu, fait fi de ces notions tellement importantes que sont le respect et la compréhension réciproque. Et principalement parce qu’elle n’a jamais permis aux peuples indigènes de cet autre Pérou de s’assimiler… De s’assimiler sans être assimilé. (Lire ici notre chronique précédente).

Cela, mais le dira-t-on assez, par la seule volonté d’une population blanche principalement concentrée à Lima, ne représentant pourtant guère plus de 15% de la population globale. Mais qui fait la pluie et le beau temps dans ce pays, le plus conservateur d’Amérique latine, depuis l’époque de son indépendance.

Une population blanche qui a étendu la corruption jusqu’à l’institutionnaliser, en impliquant présidents, congressistes et magistrats du pouvoir judiciaire. En exaltant en plus l’armée, gardienne des privilèges et des privilégiés. Cela avec la complicité d’une partie des 37% de la population métissée du pays, qui a déserté en masse ces cinquante ou soixante dernières années villes et villages des campagnes péruviennes ignorés des pouvoirs. Une population métissée minoritaire, aujourd’hui honteuse de ses origines et de sa condition de « cholo » pourtant indélébile. A son grand désappointement.

Mais il est d’autres exodes, d’autres exils, ceux d’une autre immense partie de ces cholos et cholas des terres oubliées de la Sierra, voire celles des indigènes de l’Amazonie. Un exode rural, notamment, inexorable, que les politiques mettent trop facilement sur le dos de la sale guerre entre les activistes du Sentier lumineux et l’armée durant les années septante, histoire de faire oublier leurs incompétences. L’absence de volonté à faire vivre cet autre Pérou.

Des cholas et des cholos, loin de leurs terres, déracinés, qui ne bradent aucunement leurs identités, eux, parce qu’il est d’autres urgences, comme celle de se mettre à la recherche de pain. Des cholas et des cholos, disais-je, qui continuent à étendre les lieux inhospitaliers des bidonvilles de Lima, là ou on où l’on ne vit pas. Là où l’on survit au quotidien. Tout au plus. Et là où les drames de la vie se vivent chaque jour, en l’absence de travail, d’écoles et de soins aléatoires. Là où l’avenir n’est pas une perspective mais bien une absence d’espoir pour ces enfants, femmes et hommes. Les invisibles de la société péruvienne.

Ce foyer de rébellion trouve pour beaucoup ses origines dans les années 1940. Quand le quechua était autant parlé que le castillano dans certaines régions du Pérou. C’était alors sans compter avec la propagation progressive de l’idée que ceux qui parlaient cette langue étaient “inférieurs”. Et que pour être intégré dans la société, il fallait parler la langue de l’occupant sous la colonisation. Puis des héritiers de cette colonisation. Quechua, le « Runa Simi », en langue des Incas, a été reconnu langue officielle du Pérou en 1975, lors de la réforme agraire, au même titre que le aymara et le castillano. Aujourd’hui, seulement 14% de la population péruvienne utilise au quotidien cette langue vernaculaire. Attention, statistiques !

Selon ses dernières, cette proportion n’a guère varié depuis une vingtaine d’année. Quelques émissions de radios et de la TV nationale y consacrent quelques heures hebdomadaires. Insuffisant estime-t-on dans les milieux culturels. Les réseaux sociaux manipulés par le pouvoir et les médias inféodés ont beau affirmer que le quechua fait son retour, aucune école au Pérou, ni à Lima ni dans les campagnes, n’enseigne la langue des Incas. Drôle de reconnaissance…

Analyse à paraître dans le prochain livre de Pierre Rottet, “La flor de la cantuta ou l’échec des conquistadores”. Version en espagnol début février, version en français en Suisse début juin. 

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